Aujourd’hui, le 8 mai 2025, nous célébrons l’armistice de la Seconde Guerre mondiale.
Pour certains, les souvenirs sont restés vivants ; pour d’autres, c’est une histoire qui s’est passée, il y a bien longtemps.
Coïncidence ? Allez savoir. Ce matin, quelque chose m’a poussé à ranger mon bureau. J’ai trouvé une caisse en carton oubliée sur le dessus d’une armoire.
J’y ai découvert les photos de famille. Une porte qui s’ouvre sur le passé.
Un jour, ma mère avait ouvert ce carton.
« Que faire avec toutes ces vieilles photos ? Je vais les jeter. Elles n’intéressent personne !
– Tu veux dire que personne ne reconnaît les visages. Il vaudrait peut-être mieux que tu annotes les photos pour que nous puissions les ranger dans l’histoire de la famille ! »
Il y a bien longtemps que maman nous a quittés. Quand j’ai déménagé pour aller m’installer dans le Nord, je n’ai emporté que l’essentiel. Le carton en faisait partie.
80 ans. Ce n’est pas rien. 80 ans, c’est juste mon âge !
Mon grand-père Eugène est né juste avant la guerre de 1870.
Il ne se lassait pas de répéter qu’il était fier d’être né français.
Ses trois fils, Joseph, Aloyse et Xavier, sont respectivement nés en 1905,1908 et 1910.
Eugène, en bon français, était donc le père de trois garçons allemands, car l’Alsace était devenue une province allemande.
C’est Xavier qui est devenu mon père.
À 4 ans, donc, en 1914, il est allé frapper à la porte de l’école. Elle était fermée pour cause de guerre.
Qu’à cela ne tienne, dit Eugène, nous reviendrons quand la guerre sera terminée.
Et ils revinrent en 1918 ; mais le maître parlait français, une langue étrangère.
Voilà pourquoi mon père n’a jamais appris ni à lire ni à écrire.
Être fils d’un illettré et devenir professeur ! Pourquoi ce petit sourire ?
Je vais vous dire : les Alsaciens ont connu des tels bouleversements qu’il y aurait moyen de rire, ou alors, pour être plus véridique, des raisons de pleurer.
Restons-en à l’histoire d’Eugène.
– né en 1868 : donc français
– guerre de 1870 : le voilà allemand
– 1918 : il redevient français
-1939 : le voilà allemand
– 1945 : l’État français lui fait la faveur de lui adresser le petit papier rose intitulé
« la feuille de réintégration » s’franzosazedala , comme nous disons en patois.
De quoi y perdre son latin : vous ne croyez pas ?
Mais le sourire à peine esquissé, le visage redevient triste, car il y a pire.
Quand la guerre a commencé en 1939, les Alsaciens ont été mobilisés par l’armée française. Ils ont été les acteurs de la « drôle de guerre » cette guerre où ils auraient du se battre contre les copains allemands de l’autre côté du Rhin. Des copains qu’ils rencontraient régulièrement aux bals du samedi soir.
Alors, chaque matin, on se saluait des deux côtés du Rhin avec de grands cris.
Les états-majors ne pouvaient admettre cette guerre d’opérette.
Alors, une nuit, les troupes allemandes constituées de gars du coin furent remplacées par des Prussiens, fanatisés.
Le lendemain, le bonjour que les Français lancèrent à leurs copains déclencha une salve. Premiers morts de ma guerre.
L’armée allemande avança.
L’armée française recula.
Nos garçons furent pris prisonniers.
C’est ainsi qu’ils changèrent de nationalité.
Cependant, l’histoire ne faisait que commencer, car le préfet allemand : « der Gauleiter Wagner » prit une décision :
Le 25 août 1942, le pouvoir allemand publie un décret instaurant l’incorporation forcée des Alsaciens et Mosellans dans la Wehrmacht. Menacés de représailles envers leurs familles s’ils n’obéissent pas, plus de 130 000 Alsaciens et Mosellans sont alors contraints de rejoindre les rangs de l’armée allemande.
Et pour éviter que les Alsaciens ne soient tentés de déserter, ils furent envoyés loin de leur région.
Mon père, Xavier, me parlait souvent de la Silésie un pays actuellement en Pologne, mais jusqu’en 1945, situé aux confins orientaux de l’Allemagne, la Haute-Silésie a successivement appartenu à la Pologne, à la Bohême, à l’Autriche, à la Prusse et au second Reich allemand confins orientaux de l’Allemagne.
Je suis né à Mulhouse pendant l’un des derniers bombardements.
Les troupes américaines étaient installées dans la colline du Rebberg ; la « frontière » passait juste rue Lavoisier. Il fallait montrer un laissez-passer pour aller chercher le pain (quand il y en avait).
Les soldats américains furent logés dans les petites maisons à l’ombre du clocher Saint-Joseph. Il paraitrait que les « boys » fêtèrent ma naissance en offrant du chocolat à ma mère.
L’armistice fut déclaré le 8 mai 1945.
Les Alsaciens qui avaient échappés à la mort rentrèrent, certains blessés, défigurés, mais portant tous au fond d’eux même des meurtrissures dont ils n’allaient jamais vraiment guérir.
Papa n’a pratiquement jamais parlé de la guerre, où alors juste pour évoquer un tour qu’il avait joué afin de pouvoir nourrir ses compatriotes.
Il n’a jamais évoqué les horreurs, les humiliations, le froid et le manque de nourriture, ni les copains qui étaient restés au camp de Tambov.
Papa était un homme que l’on dit costaud. 104 kg sur la balance ! Quand il est revenu, il en faisait 39 kg. Il a dormi à même le sol pendant des mois, ne supportant pas la douceur du matelas.
Ces gens-là ont écrit l’histoire avec leur sang et leurs larmes : On les appelle les « Malgré-Nous. »
Autre coïncidence, ou presque …
Je suis né le 13 janvier
Le 12 janvier 1953, la veille de mes 8 ans, s’ouvrait un procès historique à Bordeaux qui laisse un goût amer dans le cœur des Malgré-Nous définitivement incompris.
Je ne voudrais pas terminer mon récit sans évoquer la condition des femmes, qui, elles aussi, ont été mobilisées pour aller travailler en Allemagne : « Les Malgré-Elles » qui mériteraient aussi un hommage.
Ma maman avait une amie, Élise, une dame au grand cœur qui n’avait pu avoir d’enfant.
A 17 ans, elle avait été envoyée comme bonne à tout faire dans une famille de l’autre côté du Rhin. C’était une famille qui exploitait une vigne. La famille avait également une fille : Emmi.
Un jour, Élise, âgée de 80 ans, m’a demandé de la conduire dans le village où elle avait été mobilisée
Les deux jeunes filles d’alors s’embrassèrent. Elles avaient maintenant des cheveux blancs et plein de choses à se raconter.
C’est là que j’ai compris que la guerre n’est jamais l’affaire des petites gens.
J’aimerais terminer par une citation :
La guerre : un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent, mais ne se massacrent pas. »
J’ai 80 ans
juste l’âge de la paix
malheureusement l’âge de la bombe atomique aussi.
Fractale
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