Ce jour-là, il faisait chaud. C’était un peu comme si l’été avait décidé de montrer ce dont il était encore capable.
Nous étions pourtant au mois de septembre. Les enfants étaientretournés à l’école et après la parenthèse estivale, tout semblait reprendre le cours normal des choses : train-train lassant, mais combien sécurisant aussi.
Chaque matin, je partais chez le kinésithérapeute pour faire mes exercices de rééducation suite à l’agression du chien qui m’avait fait tomber, là-bas, sur le passage pour piétons, juste devant la boucherie.
Je promenais mon chien, comme tous les matins. Nous suivions presque journellement le même itinéraire. Il y a des lampadaires qui semblent attendre leur arrosage quotidien.
Et puis il y avait aussi le rendez-vous avec la fille de Ouin-Ouin, le buraliste.
C’était une belle fille, au pedigree de chien berger allemand qui, malgré ses origines, parlait certainement un français parfait à juger des murmures qu’elle échangeait avec mon Labrador.
Je vous l’avoue : je ne suis pas un spécialiste du langage canin, mais à voir mon chien qui remuait sa queue dans tous les sens, les deux compères devaient échanger des informations de la plus haute importance.
Je me souviens de leur première rencontre. C’était un matin comme tous les autres. Nous avions pris la direction de la plage. Arrivé au croisement de ma rue, voilà que j’aperçois Ouin-Ouin qui agitait frénétiquement ses bras en criant :
« Restez sur votre trottoir ! C’est la première fois que je sors ma chienne.
Et, au bout de la laisse, j’ai aperçu une boule de poils qui sautait dans tous les sens. Et mon gamin, enfin, je veux dire mon chien, suivait d’un œil amusé les bonds de la petite chienne en se remémorant le bon vieux temps où il avait fait de même.
Une laisse c’est bon pour le maître, les chiens en ont-ils vraiment besoin.
That’s the question ?
Et les jours se mirent à passer. Les chiens, comment dire, s’apprivoisèrent l’un l’autre, et Ouin-Ouin put voir mon chien sans que son rythme cardiaque n’augmente notablement.
Tout semblait devenir normal et mes matins étaient désormais ponctués par les rendez-vous galants de mon chien.
J’ai bien dit : “semblait” car il n’y pas de soleil sans ombre et l’on ne se méfie jamais assez.
Un jour, les chiens venaient d’échanger leurs caresses quotidiennes, quand un épagneul concurrent, peut-être lui aussi amoureux de la chienne de Oui-Ouin, décida de mettre un terme à ce bonheur dont il était exclu.
Il prit donc un élan pour sauter en traitre sur mon chien, mais voilà, il avait mal calculé son coup et c’est moi qui fus renversé, juste sur le passage pour piétons devant la boucherie.
Une voiture venait à vive allure, et ne voulant être écrasé, j’ai tenté de me relever. Je suis retombé lourdement et c’est le boucher en personne qui vint me relever.
Ce sont les pompiers qui me conduisirent à l’hôpital toutes sirènes dehors.
J’ai attendu sur un brancard. Les heures passaient lentement sans que je puisse consulter un médecin.
Il était presque 20 heures quand un interne vint m’annoncer que je pouvais rentrer chez moi et que demain cet incident ne serait plus qu’un mauvais souvenir.
J’ai passé une mauvaise nuit et, le lendemain, je souffrais tellement qu’il me fut impossible de me lever.
Mon premier souci fut mon chien. Il attendait sa promenade et surtout sa pâtée, car la veille il n’avait rien reçu. J’ai donc mis à contribution un voisin.
Mes douleurs étaient telles que j’ai appelé au secours un ami rhumatologue ancien chef de service qui me fit hospitaliser dans le service qu’il venait de quitter pour prendre sa retraite.
Je ne sais si le diable a du temps libre, mais ce jour-là, il n’avait rien de mieux à faire que d’envoyer un cancer au nouveau chef de service.
Il faut savoir donner la priorité aux choses importantes. On mit donc tous les malades en stand-by le temps de désigner un successeur au chef de service.
Pour tenir le coup, on eut recours à la morphine.
J’ai donc décidé de quitter le service par mes propres moyens.
La radio que j’ai passée le lendemain mit en évidence une double hernie discale, mais, comme il n’y avait pas de place dans la clinique, je fus opéré en » URGENCE 18 jours après l’agression.
Quand on a de la chance, c’est bien. Malheureusement, ce n’est pas mon cas et l’opération ne réussit pas et me laissa handicapé.
J’avais beau aller chez le kiné chaque jour, je fus obligé de quitter ma maison : impossible d’atteindre les chambres à l’étage. C’est pourquoi je suis retourné dans ma villa natale alsacienne.
Je suis resté en relation avec quelques amis, notamment avec Régis le boucher qui était venu à mon secours.
Nous nous téléphonons de temps à autre et c’est Régis qui m’a appris la fin de l’histoire de Ouin-Ouin et sa chienne.
Un jour, l’animal ne put se lever. Le vétérinaire diagnostiqua une paralysie consécutive à une dysplasie de la hanche.
“Votre chienne est née avec cette infirmité. À votre place, j’irais voir l’éleveur.”
Et voilà, Ouin-Ouin qui retourne voir l’éleveur qui lui avait vendu sa chienne.
“Pas de souci, Monsieur, je vais reprendre votre chienne et vous la remplacer !”
Mais, au dernier moment Ouin-Ouin éprouva des scrupules.
_ qu’allez-vous faire de ma chienne ?
– il n’y a rien à faire. Je vais l’euthanasier.
Ce soir-là, Ouin-Ouin est rentré chez lui avec sa chienne. Il avait le cœur lourd, mais il était porteur d’espoir.
Alors je vous laisse imaginer la suite.
C’était un soir de novembre. Les journées sont courtes et la nuit tombe rapidement.
Ouin-Ouin avait fermé son bureau de tabac plus tôt que d’habitude.
Il s’était enfermé dans la cave et l’on entendait des crissements de scie et des coups de marteau jusqu’à presque minuit.
Le lendemain matin, Ouin-Ouin se leva de bonne heure. Il avait tellement travaillé qu’il avait mal dormi, soucieux de savoir si son travail avait réussi.
Alors, dans la pénombre du jour naissant, Ouin-Ouin déposa sur le trottoir l’engin bizarre de son invention.
Le bonhomme avait acheté un skate-board.
Il avait fixé une belle planche et sur la planche…
Il déposa sa chienne handicapée.
L’animal comprit vite le fonctionnement. Il avançait à la force de ses pattes avant, pendant que son arrière-train reposait inerte, sur la planche.
Depuis, bien des années sont passées. Les chiens ne sont pas éternels, d’autant plus qu’ils vieillissent sept fois plus vite que nous.
Mon Labrador a tenu le coup pendant quinze ans avant de s’endormir pour toujours.
Je n’ai jamais osé demander à Régis ce qu’était devenue la chienne de Ouin-Ouin, mais je pense de temps en temps à cet homme qui a consacré une partie de sa vie à sauvegarder sa chienne.
Au fait pourquoi Ouin-Ouin ?
C’est le surnom que lui avaient donné les garnements du quartier qui venaient acheter des bonbons et des roudoudous.
L’homme souffrait de rhume chronique qui avait fini par affecter sa façon de parler.
Alors, au lieu de répondre Oui-Oui, il répondait Ouin-Ouin, en parlant au travers de son nez.
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