Une salade qui rajeunit ( texte)

Aussi loin que remontent mes souvenirs, nous avons toujours eu des jardins.

Le grand-père Eugène était né dans un village du Sundgau : la province Sud de l’Alsace. Les héritages successifs avaient morcelé, façon mosaïque, le peu de terre que possédaient ses parents. Eugène était donc obligé de gagner sa vie en louant la force de ses bras aux paysans plus riches.

A midi, il mangeait à la table de son employeur ou alors sur les terres mêmes, quand Finala, l’épouse du propriétaire, avait préparé des casse-croûtes pour l’on ne  perde pas de temps.

En contrepartie, Eugène était payé une misère : « au lance-pierre » comme disent les jeunes d’aujourd’hui.
Après son mariage, il avait dû aller travailler, comme bon nombre de ses amis, là-bas dans une grande usine dans la banlieue de Mulhouse.
C’est ainsi qu’il  devint ouvrier-paysan.

Et paysan, il l’était resté, même quand il avait du déménager pour lui éviter de faire à pied, matin et soir,  les 12 kilomètres qui séparaient le village et la ville.

Habiter la ville, c’est pratique, mais on lisait dans ses yeux comme dans un livre grand ouvert. On y voyait la nostalgie de la campagne.

Louise, sa seconde épouse s’en moquait bien.
Elle n’avait jamais habité la campagne, c’était une enfant de la ville, bonne  d’une famille aisée.

Alors Eugène rapatria la campagne à la ville : un petit jardin autour de la maison qui lui donnait l’illusion, lui permettait de rêver aussi.
Mais le jardin était bien trop petit, alors Eugène  fit une demande et on lui octroya un jardin ouvrier.

Les patrons de la filature certainement en avance sur leur temps, étaient persuadés que les ouvriers avaient un grand besoin de s’aérer après les heures passées dans la puanteur et le bruit des salles des machines.

Eugène a travaillé jusqu’à 65 ans.  Puis ce fut la retraite.
Il y a bien longtemps que les petits vieux s’étaient dit tout ce qu’ils avaient à se dire et s’ils continuaient à dialoguer, c’était chacun avec lui-même.
Alors, dès 6 heures du matin, Eugène prenait son tabac à chiquer appelé « ficelle » son paquet de petits cigares « Ninas », une gourde de vin rouge de sa fabrication, un quignon de pain, et le voilà parti en tirant une remorque qu’il avait fabriquée avec les roues d’un vieux vélo et quelques planches.

Eugène était rude à l’ouvrage : il bêchait profond sans se soucier des gouttes de sueur qui perlaient sur son front.
A midi, il grignotait son pain, mais ce qui le réjouissait le plus c’était de prendre de grandes  gorgées de son vin : un vin qu’il avait fabriqué lui-même, avec les raisins de ses vignes qu’il avait plantées autour de la maison, pour former une tonnelle.

Le vin faisait rapidement ses effets, surtout quand il faisait chaud, alors Eugène piquait un petit roupillon, à l’ombre du pêcher…

Quand il rentrait le soir, fier de rapporter quelques carottes, il essuyait la mauvaise humeur de Louise.
« Une journée entière pour quelques carottes tordues !»

Alors Eugène prenait la fuite une seconde fois, mais il se contentait d’aller arroser les plantes dans le jardin autour de la maison.

C’est l’achat d’une des premières télévisions du quartier qui mit fin à ce manège.
A partir de ce moment-là, ce fut la paix des ménages, car Louise d’un côté et Eugène de l’autre, roupillaient en ronflant au moment même où j’étais fasciné par la « piste aux étoiles ».
Pour  voir la télévision, il suffisait que je monte d’un étage, car mes grands-parents habitaient juste au-dessus de nous.

Mon oncle Joseph célibataire et qui habitait avec ses parents possédait également un jardin ouvrier. Ce jardin-là lui servait d’excuse pour ne pas être seul.
Joseph plantait bien quelques légumes, mais le plus important c’étaient les discussions avec ses voisins, quand ils se rencontraient pour venir puiser l’eau pour les arrosages.
Alors l’eau coulait, les paroles aussi.
Il y avait des arrosages qui duraient parfois des heures au grand damne des tomates qui mouraient de soif.

Mon second oncle, Aloïs, ne possédait pas de jardin. A l’usine, il occupait un poste important. Il était chargé de la production de l’électricité pour les machines.
Avec de telles responsabilités il passait ses journées à diriger son équipe avec la crainte d’une panne.

Il ne reste plus que mon papa Xavier.
Simple ouvrier, papa avait bien sûr obtenu sans difficulté un jardin ouvrier.
Pour trouver le jardin, c’est bien simple.
Il suffit de lever le nez pour voir où se trouve la grande cheminée.
Et bien le jardin de mon papa était là, juste au pied de cette immense tour qui vous donne le vertige à la seule pensée d’y monter.
C’est d’ailleurs ce que faisait régulièrement le tonton Aloïs, quand il allait inspecter la cheminée.
Il paraît que tout là-haut, la cheminée est tellement large qu’un homme peut en faire le tour en poussant une brouette.
Je n’ai jamais accompagné mon tonton quand il montait tout là-haut, mais j’imaginais, les genoux tremblants, la vue du petit jardin et la silhouette minuscule de mon père.

Dans son petit jardin, papa avait construit une cabane avec une caisse fermée par avec un cadenas. Il y rangeait ses outils.
Mais la cabane faite de bric et de broc, nous servait également d’abri quand survenait un orage.

Je vais vous confier un secret.
Notre cabane servait également de restaurant.
Papa s’asseyait sur la caisse et moi, j’improvisais une chaise en retournant un seau.
Notre repas était des plus simples, mais nous faisions bombance.

Papa arrachait 2 oignons blancs, vous savez ces oignons que l’on sème en automne afin de les récolter au printemps.
Ces oignons-là n’ont pas la puissance des oignons jaune- paille. Si leur chair pique un peu, ce n’est par méchanceté, non, c’est pour vous rappeler tout ce que la plante a dû endurer pour venir s’offrir à vous.

Alors papa tirait de sa musette un flacon qu’il avait improvisé en salière et quelques tranches de pain.

Et ce goûter tout simple devenait un festin.
Pas de vin, ni de bière, mais de grandes gorgées d’eau qui coulait là-bas au robinet communal.

Et c’était le bonheur.
Un bonheur simple, car le vrai bonheur n’a pas besoin d’artifices.

Le travail terminé, nous rentrions en tirant la charrette.
C’était comme une voiture, un carrosse,  dans lequel on pouvait apercevoir un petit garçon qui riait  heureux.

Parfois le bonheur se poursuivait quand nous arrivions à la maison car papa avait fait provision d’oignons blancs.
Maman rangeait les oignons, mais elle nous réservait les feuilles en forme de tuyaux verts.

Alors, papa coupait délicatement les tiges en morceaux tout fins, puis il préparait une vinaigrette et nous dégustions la meilleure des salades. Un met digne d’un roi.

Le temps a passé.
Mon travail m’a obligé à quitter ma ville natale.
On dirait qu’elle a profité de mon absence pour effacer les traces de mon passé.

On a démoli la grande cheminée. Les petits jardins ouvriers ont disparu. Ils ont été chassés par les grands bâtiments qui abritent, je ne sais quels bureaux en forment d’aquarium dans lesquels on aperçoit des hommes-poissons qui bougent derrière les vitres.

Maintenant, je suis aussi à la retraite.
J’en ai profité pour revenir chez moi, dans ma ville, même si j’ai réussi à me perdre tellement qu’elle a changé.

Mais j’ai gardé le goût des choses simples.
Les coups de griffes de la vie m’ont confirmé que le bonheur n’a toujours pas besoin d’artifices.

L’autre jour, j’ai rapporté une botte d’oignons blancs du marché. J’ai refait presque religieusement les gestes de mon père et nous avons dégusté une salade de petits tuyaux verts qui avait le goût

Cette histoire fait partie d’un des livres publiés par papy voir

Livres :
https://trucapapy.com/papy-jipe-publie-des-livres/

https://trucapapy.com/les-histoires-de-mon-patelin-2/

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