PRISES DE VUES : LA SOLENNITÉ DES  PORTRAITS

Discourir sur les prises de vues de portraits est une entreprise qui peut s’avérer rapidement  fastidieuse.
Les situations auxquelles le photographe est confronté sont tellement diversifiées que la tâche ressemble  beaucoup au tricot de Pénélope.

Vouloir recenser les différentes sortes de portraits pour les classer dans n’importe quel classement ne me semble pas la meilleure des approches, surtout si cette façon de faire repose sur ce qui me semble le plus important : les paramètres de prises de vue.

– portraits en lumière naturelle.
– portraits en lumière artificielle.
– portraits posés en studio.
– portraits pris sur le vif.
– portraits individuels.
– portraits dans leur contexte.

La liste s’allonge et ne semble pas avoir de fin.

Une autre approche :

Je vous propose une autre approche.
Elle est basée, non seulement sur l’expérience de quelques 50 ans de pratique de photographie dit photojournaliste, mais également sur bon nombre d’années pendant lesquelles j’ai eu l’honneur d’enseigner la photographie dans l’une des prestigieuses écoles supérieures de journalisme de France.

Évoquons tout d’abord le cadre de ces prises de vues.
 

Commençons par les acteurs.
 

Il y a :

– le sujet ou les sujets.
– le photographe.
– l’ambiance avec tous ses paramètres : lumière, contexte ect…


Voici pour les plus importants, mais il s’agit de compléter, d’approfondir.

Il y a :

– le message à faire passer.
– le témoignage à saisir.
– la personnalité du sujet ou des sujets.
– la personnalité du photographe elle même.
– l’ambiance générale…

Permettez-moi de citer quelques extraits d’un de mes cours sur le portrait.

Extrait N°1 :

Voilà, vous venez de réaliser un portrait.
Le modèle vous quitte et vous avez pris rendez-vous pour le lendemain pour qu’il vienne visionner et choisir ses photographies.

Vous vous serrez la main.
A demain !

En traversant la rue, votre sujet  se fait renverser par une voiture.
Vous êtes donc la dernière personne à l’avoir vu, la derrière personne à l’avoir photographié.
Vos photographies sont donc tout à fait solennelles, au sens propre du terme.

Et bien, j’aimerais retrouver dans vos photographies, non seulement :

« comment » était le sujet,
– mais « qui » il était.

Je voudrais pouvoir, à travers vos photographies, poursuivre la conversation commencée,  c’est-à-dire en quelque sorte, lui permettre de survivre.
C’est pourquoi, photographier est un acte profondément solennel.
C’est pourquoi aussi, le photographe se doit être respectueux.

Je ne sais si les gens ont une âme, mais si c’est le cas, je dirais :
il faut photographier non seulement le corps, mais aussi et surtout l’âme des gens.

Extrait N°2 :

Ce deuxième extrait  semble issu d’une philosophie orientale.
Il s’énumère en 3 propositions :
 

A)
Si ton portrait ressemble au modèle et seulement au modèle, jette-le, car il pourrait être l’œuvre de n’importe qui.

B)
Si ton portrait ressemble au photographe et seulement au photographe, jette-le, car tu seras devenu prisonnier de toi-même, prisonnier d’un style.

C)
Mais, si ton portrait ressemble à la fois au sujet et au photographe, cours vite le porter chez l’encadreur, car tu auras réussi à capter un instant privilégié de la vie du modèle et du photographe.

Photographier : c’est arrêter le temps.
Photographier : c’est découper le temps en tranches précieuses qui prennent valeur d’éternité.
 

Un photographe respectueux devrait conjuguer le verbe « photographier » au presque  parfait.

Il faut que l’appareil photo devienne le prolongement de vos mains, le prolongement de vos sens.
Face au modèle, ce n’est plus le temps de se poser la question de la vitesse, de la valeur du diaphragme. Tous ces paramètres doivent être totalement maîtrisés.
Il faut que l’appareil devienne « automatique » dans les mains du photographe.

Ceci nécessite de nombreuses heures de travail.
Tout comme le musicien, le photographe doit faire ses gammes.
Et puis, le moment venu, le photographe doit savoir disparaître ; il doit devenir transparent.
C’est à ce prix-là, que le portrait prendra sa totale valeur.

Une anecdote :

Ma vie de photographe est bien sûr émaillée d’anecdotes.

Un voici une première :

Après mai 1968,  on m’a demandé de photographier quelques hommes politiques qui se présentaient aux élections.
Je vous rappelle qu’à l’époque, nous étions en plein dans la photographie argentique. Nous travaillions avec des films de 36 poses.
On a vite fait d’épuiser un film de 36 poses.
Alors, quand je recevais un homme politique, je commençais par le faire parler.
Il y a eux qui voulaient paraître plus sérieux, plus adultes…
D’autres voulaient montrer qu’ils étaient restés jeunes et dans le vent

Et pendant ce temps, clic, clac, je mitraillais avec un boîtier sans film, et puis, tout en discutant, je saisissais le boîtier qui était chargé d’un film et en deux coups de cuiller à pot, comme le dit le proverbe, je faisais les prises de vues définitives.

Il suffisait d’attendre que le modèle passe du paraître à l’être, c’est-à-dire qu’il redevienne lui-même.

Deuxième anecdote :

Cette seconde anecdote est plus touchante et, elle me laisse un sentiment durable.

J’ai passé mes vacances à la ferme «  chez Poupoule » c’est ainsi que l’on surnommait un petit Monsieur pas plus haut que trois pommes.
Sa richesse : quelques vaches.
Son épouse transformait leur lait en fromage de Munster et, quand la caisse était pleine, Poupoule s’en allait, la charger sur sa brouette et il allait la livrer à l’affineur qui habitait à l’entrée du village.
IL y a longtemps que ce « manège » cette vie simple, m’avait interpellé, mais j’hésitais sur le pas de la porte de leur intimité.

Un jour, je pris mon courage à deux mains.
Hé Poupoule, j’aimerais bien te photographier avec tes vaches.

Vas-y mon gars. Dis-moi comment je dois me mettre.
Reste comme tu es.

Et après les 3 coups de cuiller à pot, j’ai réussi à capturer les images dont je rêvais.
Et c’est ça l’important, savoir rêver.

 

 

J’y ai repensé quelques années plus tard, quand je me suis mis à réaliser des films.
Mon ami Marc m’a toujours répété :
Commencez par rêver vos films. C’est le rêve qui est le départ de tout.

Je pourrai vous parler des portraits pendant des heures entières, mais je préfère évoquer un instant magique que j’ai vécu.

Mon épouse avait un reste de famille du côté de Narbonne.

C’était une vieille dame, gravement malade.
Elle habitait une maison que nous qualifierons d’historique : une maison du vieux Narbonne, ce quartier où les maisons sont blotties les unes contre les autres.
A quelques pas, la ville moderne, débordante d’activités, de bruits, de vitalité.
Et quelques pas plus loin, la maison un peu en retrait, au fond d’une ruelle bien à l’abri dans l’ombre.

La tante Ricou était là, enfermée dans sa maison, mais protégée par sa maison.

Les heures passaient lentement.
Ricou ne voyait presque personne et ses journées se passaient dans l’attente.
Mon épouse avait pris l’habitude de lui passer un coup de fil journalier juste sur le coup de 19 heures et ce coup de fil était le rayon de soleil de Ricou, sa raison de vivre, de supporter.
Pas un jour sans son coup de fil, ou alors, la peur quand par mégarde, l’infirmière avait oublié de raccrocher de téléphone. Combien de soirées d’angoisse, de questions, d’inquiétude …

Nous avions décidé que notre premier voyage serait pour Ricou.
Alors, nous lui avons demandé ce qui lui ferait plaisir.
J’aimerai que tu me prépares un bon repas.

Alors j’ai cuisiné, non pas avec toutes mes connaissances techniques, non, j’ai cuisiné avec le cœur…

Ce fut un moment de grand bonheur, de grande complicité aussi.
Alors, j’aime à croire que le ciel ouvrit une parenthèse

Les deux femmes discutaient, elles avaient tellement de choses à se dire.

Et moi, le cuisinier, j’étais redevenu le photographe et je sentais comme si je m’éloignais lentement,

Là bas dans la cuisine baignée d’ombre, mais éclairée d’amour, les deux femmes étaient  entrées dans leur monde : un monde qui leur appartenait

Et je me faisais tout petit pour disparaître attentif à ne pas perdre la moindre parcelle d’amour, de solennité et d’éternité.

Voici quelques une de ces photographies.

Données techniques /
Boitier Sony RX10 Première génération Nous en sommes en Mark 4 toujours aussi excellent.
Lumière ambiante