Le chapeau de Louise.

Le chapeau de Louise.

 

Comment, vous ne connaissez pas Louise !
Il faut à tout prix rattraper cette erreur.
Tenez, je vais vous présenter Louise.

 

Louise était une enfant de l’assistance publique. Elle avait été abandonnée tout de suite après sa naissance. Sa maman ? Mystère. Tout ce que j’ai réussi à découvrir, c’est que le papa était gendarme.

Il avait eu quelques faiblesses pour une dame.
C’est ça, les origines de Louise.

Louise n’avait donc pour seule famille que les sœurs de l’orphelinat, qui habitent là-bas, dans la grande bâtisse qui se dresse au sortir de la ville. Un bâtiment gris, à l’air triste qui laisse s’échapper de temps à autre, une volée de moineaux en pèlerine bleue.

C’est ça le monde de Louise : un monde sans alternative, un monde de routines et d’habitudes, sans le moindre rayon de soleil.

 

Les années passèrent. Un jour, où Louise fut appelée chez la sœur directrice.
Premier événement qui allait être suivi de plein d’autres, d’une nouvelle vie.
Louise fut donc appelée pour être présentée à un couple.
Ils cherchaient une fille robuste qui allait pouvoir seconder la mère.
Figurez-vous que ce petit bout de femme avait donné naissance à onze enfants vivants et d’innombrables fausses couches.
 

L’affaire fut menée rondement et voilà comment Louise se trouva, à dix-huit ans, à la tête d’une famille nombreuse. Elle occupait à la fois le rôle de grande sœur ainsi que celui de maman par procuration.

Mais cela ne dura pas longtemps. Louise avait trop soif de vivre. Non pas qu’elle ne prenait pas son travail au sérieux, mais l’oiseau enfermé n’avait qu’une hâte, celle de s’envoler.
A 21 ans, Louise tomba littéralement sous le charme d’un certain Gustave, musicien de son état et qui, moyennant quelques bocks de bière, vous animait une soirée dans un bistrot.

Un instant charmée, Louise goûta sa liberté, mais le Gustave étant volage, très volage, cette parenthèse se termina le jour elle Louise assomma son compagnon à grands coups de guitare sur la tête.

 

Vinrent quelques mois qui ne laissèrent pas de souvenirs.
Vint aussi le jour où Louise rencontra Eugène, un veuf avec 3 garçons.
Louise se saisit du lot sans faire le détail, et c’est ainsi qu’elle devint ma grand-mère adoptive.

Jamais, au grand jamais, je n’ai entendu ni mon père ni ses deux frères tutoyer leur seconde maman, et c’est ainsi que Louise devint la doyenne, la personne la plus respectée de la famille : véritable patriarche en jupons.

 

J’ai gardé de Louise ce qu’un enfant de cinq ans peut avoir de souvenirs.  Il m’est totalement impossible de faire le tri entre les choses vécues pour de vrai et les autres qui me viennent des histoires que l’on m’a racontées.

Toujours  paraît-il que j’ai bénéficié des largesses d’une dame qui ne pouvait avoir d’enfants.
Louise m‘entraînait en ville. Elle avait un faible pour la salade de gruyère en plein après-midi. Elle m’a fait découvrir le Malaga au point d’ailleurs, que je lui dois ma première ivresse.

 

Et puis les années passèrent.
Je me suis mis à grandir, happé par la Vie.
A la naissance de mes enfants, Louise devint arrière grand-mère toujours par adoption…

Le petit garçon est devenu un homme.
Un jour, elle me demanda de l’accompagner en ville.
Elle avait décidé d’acheter un nouveau chapeau.
 

Je vais en prendre un beau. Tant pis pour la dépense.
Tu vois ce chapeau là sera mon dernier. Alors, je veux quelque chose de beau. »


Elle mit tout son temps  pour choisir, n’hésitant pas à essayer, ressayer plusieurs fois au grand damne de la vendeuse.
Puis, quand elle eut enfin trouvé LE chapeau qui sera SON dernier chapeau, elle fit signe à la vendeuse de  tendre l’oreille.
Elle murmura quelques mots. La vendeuse se redressa et dit :
« Il faut que je demande la patronne. »

Celle-ci fut donc mise aux courant des desiderata de la cliente.

« Nous nous ferons un plaisir de le faire, dit-elle en s’adressant à Louise. Il faudra juste accepter de patienter quelques minutes. 
– Nous irons boire un Malaga en attendant ; répondit Louise. »

 

Et c’est ainsi, je vous le jure, que pendant 10 ans de suite, j’accompagnais chaque année, Louise, ma grande mère adoptive, pour acheter son dernier chapeau.
Un chapeau d’où s’échappaient des boucles grises des cheveux qu’elle y avait fait coudre.

Grand-mère Louise qui se dressait fièrement mais condamnée à garder son chapeau sur la tête.

 

 

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