Le vin nouveau et les noix

Le vin nouveau et les noix

Avec un ciel d’un bleu profond sans le moindre nuage, on pourrait avoir des doutes. Pourtant, nous sommes bien en automne. Ma montre me rappelle à l’ordre : 2 octobre.

Drôle d’année : un printemps avec des gelées tardives qui ont tué les fleurs des abricotiers, voire celles des pommiers dans certaines régions, un été mi-figue, mi-raisins, alternance de canicules et de déluges, septembre a vu les premières vendanges. D’année en année, elles commencent plus tôt. Qui sait : la preuve du dérèglement climatique. Nos savants ont mis beaucoup trop de temps à l’admettre. Ils attendaient des preuves formelles. Il suffisait pourtant d’observer la nature.

Pourquoi je parle de l’automne ?
C’est parce que mon épouse a rapporté des noix et une bouteille de vin nouveau du marché.
Je n’aime pas le vin nouveau. On est vin ou jus de raisins. Faut savoir prendre parti dans la vie. Le jus de raisin, ah ça, je l’adore, mais dès qu’il se met à fermenter, à gratter la gorge, nous cessons d’être copains.

Chez nous, en Alsace le vin nouveau est appelé « Nejer Siesser », je traduis : « nouveau sucré » en traduction littérale.

Quand j’étais jeune, le vin nouveau et les noix étaient une véritable tradition. Tout le monde l’attendait avec impatience et puis, à force de modernité, les traditions finissent par lasser. Depuis quelques années, les soirées automnales ont de nouveau la cote semble-t-il, à moins que l’on ait pris conscience qu’il y avait de l’argent à gagner.

Grand-mère avait coutume de dire : «  il en est des traditions comme de la mode.
Tenez, après les pantalons pattes d’éléphant, nous sommes passés aux pantalons à jambes fuselées. Il suffit de ne pas jeter. Tu gardes tes vieux pantalons, et d’ici quelques, tu seras à la pointe de la mode. »

J’ai donc goûté le vin nouveau avec précaution. Il était vraiment sucré, alors je suis allé quérir le casse-noix. Me voilà dans mes souvenirs.

Je retrouve les membres de la famille assis autour de la table. Les noix jouent les reines de la fête dans un panier. e grand-père qui est allé ramasser les noix là-bas, sous le noyer au bout du champ d’un de ses amis. Grand-mère n’allait quand même pas dépenser des sous pour des noix, alors qu’il suffit de se baisser !
Par contre, elle avait rapporté une bouteille de vin nouveau et une miche de pain de campagne.

Et la fête commençait je dirais presque religieusement. Le tonton ouvrait les noix puis il les déposait devant chaque membre, à charge par eux d’enlever les coques.
Grand-mère coupait des belles tranches de pain.

Alors, chaque année, j’attendais avec impatience le mariage du pain et des noix.
Des noix ont le goût de noix. Normal : non ?
Le pain a le goût de pain : normal aussi, mais mangez en même temps des noix et du pain, il se formera dans votre bouche un goût nouveau, incomparable.
C’est ce genre de principe qui a conduit à la création de ce que l’on appelle « la nouvelle cuisine ». Mais pour le découvrir j’ai dû attendre d’être assez grand ou alors comme on dit chez nous : attendre que je sois sec derrière les oreilles.

Pour l’instant je déguste les noix, avec une nette préférence pour celles qu’ouvrait mon tonton Aloyse. Mon tonton était un méticuleux. Il épluchait les noix avec un large sourire. C’était vraiment un bonheur de le voir retirer lentement la petite peau autour des cerneaux. Alors la noix apparaissait dans toute sa blancheur, dans tout son parfum aussi.
Quel régal ! Quel bonheur aussi quand nous nous rincions la bouche avec un bon verre de jus de raisin.

Et puis, les années se mirent à passer. Un jour grand-père oublia de se réveiller.
Moins de cinq ans plus tard, papa alla le rejoindre et la table du salon devint trop grande. Terminée aussi la tradition des noix et du vin nouveau. Trop de souvenirs.

La vie m’a fait déménager dans le Nord de la France, une région sans vignes et pauvre en arbres.

Je n’avais qu’une hâte : rentrer au pays pour ma retraite. J’avais grand soif de retrouver mes racines, mes traditions aussi, mais je fus déçu. Le tourisme avait tout chamboulé, maintenant on servait une grosse planche sur laquelle on avait posé une tranche de lard, des noix et du pain.
Comment voulez-vous retrouver l’alchimie fragile du mariage du pain et des noix quand le lard impose sa présence.

Que voulez-vous. Ainsi va la vie. Il faudrait gardez jalousement toutes les traditions, mais l’appel des comptes en banque résonne souvent trop fort.
Connaître ses traditions, c’est savoir d’où l’on vient.
Vivre ses traditions c’est savoir qui on est.
Les transmettre c’est savoir où l’on va et ce dernier chemin sera d’autant plus léger que l’on a conscience d’avoir fait son devoir

Et tout cela, pour quelques noix et un verre de jus de raisin.

A votre santé profitez-en pendant qu’il est encore temps.

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