LE PHOTOGRAPHE TEMOIN

Tout d’abord, je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais je vais beaucoup parler de moi.

Ce n’est pas moi, en tant que tel qui suis le sujet, non, mais je sens l’envie de partager avec vous, une partie de ma vie, une passion dont les racines remontent bien loin, à mes cinq ans : je veux parler de la photographie.

Il me plait de choquer les lecteurs en avouant tout de go, que mes premiers contacts avec la photographie furent par voie, comment dire, rétroactive, si j’ose dire, car mon père n’était pas un homme à rire.
Il m’avait mis en garde : « tu ne touches pas à mon appareil photo ! »

Arriva ce qui devait arriver.
Le jour où j’ai osé toucher le sacro-saint appareil de mon papa, mon père leva ses mains sur mes fesses.
Une fessée mémorable.
A l’époque nombreux étaient les partisans de la pédagogie active.
Je vais même vous dire pourquoi, non pas la raison la fessée, mais le pourquoi de ma transgression.

Ce n’est pas la photographie  qui m’attirait. Non : la photographie et un gamin de 5 ans, vous pensez !
Mais l’appareil, certainement en avance sur ce qui se faisait alors, portait sur le côté, un petit bouton.
Un bouton, et alors me direz-vous ?

Et bien justement, imaginez que quand on appuyait sur le fameux bouton, l’appareil surgissait comme un diable hors de sa boîte.
Voilà donc le véritable attrait.
Simple question de mécanisme.

Les années passèrent.
Je finis par croire qu’il doit exister des transmissions via les gènes, car au fur et à mesure que je grandissais, mon attrait pour la photographie grandissait lui aussi.

Et c’est la figure pleine de boutons, que l’adolescent que j’étais devenu, se lança dans la photographie.

Mais avec quel appareil ?
La question est légitime, je l’admets.

Et bien, j’avais tout juste seize ans, quand la municipalité de ma ville ouvrit un centre aéré pour occuper les « gamins » pendant les vacances.
Qui dit centre, dit moniteurs.
Je fus l’un des premiers à être recruté, et c’est avec mon premier salaire, que j’ai acheté mon premier appareil photographique.

Et puis les années se mirent à passer plus vite.
Il y avait tellement de choses à faire, entre les grincements de mon violon qui faisaient fuir les chats du quartier, mes études, les coups de main qu’il fallait donner au papa… et bien sûr un peu de photographie.

J’étais en attente.
J’attendais impatiemment que papa m’apprenne, mais, il nous a quittés un jour gris de novembre sans que ne n’aillions jamais parlé de sa passion.

Je crois bien, que cette passion s’était perdue avec tout le reste là-bas, à Stalingrad.

Il paraît que Papa, enrôlé de force, un « malgré-nous »comme on dit chez nous en Alsace,était parti à la guerre avec 104 kg, C’était un boute-en-train que l’on invitait à tous les mariages, toutes les fêtes .
Il était revenu, c’est maman qui me l’a dit, avec tout juste 39 kg.
Il a dormi plusieurs mois à même le sol.
Papa n’avait pas seulement perdu ses kilos, il avait laissé sur le champ de bataille, sa bonne humeur, son sourire et la lueur qui brillait dans ses yeux.

J’avais tout juste 18 ans et me voilà orphelin.
Papa était mort sans que je ne l’aie jamais vu sourire.

Comme photographe je me pose là !
Vous ne pensez pas ?
Avec mon appareil tout neuf,  je n’ai fait qu’une seule photographie de mon père.

Il était parti emportant ses secrets.
Il n’avait jamais parlé de la guerre, de la photographie non plus.
En explorant la cave, j’ai trouvé beaucoup de matériel qui m’était inconnu, inutile.

Puis, les années se mirent à défiler.
Fonder une famille.
Construire une maison.
Finir l’apprentissage de mon métier.

On croit toujours tout savoir, mais en réalité, un métier s’apprend tous les jours.
Je suis donc devenu Sisyphe essayant de tenir ma place d’homme, ma place de citoyen, ma place d’enseignant.

A cette époque-là, la photographie occupa de plus en plus de place dans ma vie.
J’étais devenu président d’un club photo et, pour ne pas prélever sur le budget du ménage, j’étais entré comme laborantin du dimanche dans la presse régionale.

J’appris à travailler de plus en plus rapidement.
Dans mon village, j’ai crée une école de photographie pour les jeunes de la commune.
Elle compta rapidement quatre classes.
Il fallait donc que je forme des moniteurs.

C’est à cette époque-là que « je suis entré en diaporama »comme on entre dans les ordres.
Le diaporama : conjonction de la musique et de l’image, de la sensibilité et de la poésie, de mon violon et de mon appareil photo.

Et puis allez savoir pourquoi, j’ai mal tourné.
J’ai changé de région.
J’ai changé de métier.
Je suis devenu professeur de photographie dans une des prestigieuses écoles de journalisme.

Mes étudiants avaient tout juste quelques années de moins que moi Par contre, ils étaient bien plus diplômés.
Je partageais mon savoir, entre autre, avec une promotion de post doctorants et pour bien marquer mes limites, je commençais mes cours en lueur disant :
Excusez-moi, vous êtes tous docteurs, et moi là-dedans, je suis le seul malade ; c’est ce qui me donne le droit de parler. »
Éclats de rire.

De temps en temps, ils m’en faisaient baver.
« Monsieur le professeur :
– quelle est la loi  qui prouve mathématiqument l’hyperfocale ?
Grand silence.
J’aperçois la pluie qui tombe.
– Messieurs prenez vos appareils  et mettez vos anoraks. Nous sortons. »

Et c’est ainsi, et grâce à la pluviosité, que mes docteurs acceptèrent que l’hyperfocale n’avait besoin de nulle démonstration mathématique.

Je me souviens aussi des soirées qui se prolongeaient tard dans la nuit ; des fous rires et des questions philosophiques car le noir des laboratoires délie les langues, les cœurs aussi..

Mais, arrivons si vous le voulez bien à l’important.

J’ai toujours déclaré :

Transmettre une technique : c’est facile, il me faut tout juste quelques mois.
Mais former le regard, est l’affaire de toute une vie.
Tout comme transmettre ce que j’appelle la philosophie du photographe.

Et nous voilà arrivés au cœur même de cet article.
Je vais parler preuves sur table.

Tous les sujets sont passionnants, mais j’adore tout particulièrement le cours sur les portraits.

Quand j’avais conduit mes étudiants à «  écouter avec leur cœur »
je leur disais :

«  chers amis méditez sur ces trois propositions :

Affirmation N°1

 « Si votre photo ressemble au modèle et seulement au modèle : jetez-la.
Elle pourrait être l’œuvre de n’importe qui. »

Affirmation N°2

« Si votre photo ressemble au photographe et seulement au photographe : jetez-là
Vous serez devenu prisonnier de vous-mêmes, de votre style. »

Affirmation N°3

« Si votre photo ressemble à la fois modèle et au photographe, portez-la vite cher l’encadreur.
Vous aurez réussi à capter un moment de la vie du modèle et de votre vie. »

Je leur disais aussi :

« Voilà, vous venez de faire le portait d’un homme.
Il vous quitte et, en traversant la rue, il se fait écraser.
Vous êtes donc le dernier homme à l’avoir vu.

Dans votre photographie, je veux retrouver
– comment il était,
– mais aussi qui il était.

Il faut que vous appreniez à photographier l’âme des gens.

Ceci me conduit à partager quelques réflexions sur ce que j’appelle :

LE PHOTOGRAPHE TÉMOIN

Comme au théâtre : il faut

Des acteurs :

– le ou les  sujets qui nous désignerons par modèles
– le photographe.
– le contexte : lumière, tout ce qui constitue le décor

Un contexte philosophique :

Les acteurs savent qu’ils vont être photographiés.
Il faut donc qu’ils soient en confiance.
Il faut surtout qu’ils ne posent pas.
Le photographe peut être perçu comme un « voyeur »
Le photographe doit donc se faire oublier.

Le décor et en particulier la lumière, doivent être maîtrisés.
Il faut donc que le photographe :
– soit fasse une reconnaissance préalable.
– soit réagisse  très rapidement ce qui lui permet de « placer les acteurs » selon les impératifs de la prise de vue.
– ensuite, il devra le plus vite possible se faire oublier.

Ce genre de prises de vues exclut l’utilisation du flash qui rappelle la présente du photographe et sera perçu comme un facteur perturbant.
L’utilisation de hautes sensibilités ISO devient donc obligatoire.

Les différentes possibilités :

UN SEUL ACTEUR

La plupart du temps, on note que l’acteur est relativement crispé.
Cela s’explique par :

– le besoin de paraître.
– le souci de donner une image de lui-même.

On a donc intérêt à prolonger la séance de prises de vues afin de laisser le temps au modèle de se détendre.
L’utilisation d’un appareil à obturateur silencieux devient une obligation.

A l’époque de la photographie argentique, j’utilisais souvent deux boîtiers dont un sans film ce qui me permettait de «  simuler » la prise de vues et d’habituer le modèle aux différents bruits inhérents à la prise de vue.
Le photographe doit surtout « se mettre  en communion » avec le modèle.
Le modèle a besoin d’être dirigé.
Il faut donc que s’établisse une relation verbale entre modèle et photographe.

Quand le modèle commence à se détendre, il est souvent bon de mettre un fond musical qui se substitue ou complète la relation verbale.
Certaines musiques ont le don de détendre les modèles.

PLUSIEURS ACTEURS :

Le mieux est d’installer les sujets de façon à ce que la lumière soit le mieux exploitée.
La plupart du temps, les sujets entament une discussion et il y a de forte chance qu’ils oublient la présence du photographe.

L’importance des silences :

Un fond musical  peut servir à détendre, mais il y a plus important encore.
Le photographe doit être à l’affût des silences.
Les silences indiquent le « passage dans un autre monde »
Des silences bien éloquents.

L’IMPORTANCE DU CONTEXTE :

Quand on parle portraits, on pense souvent studio, flash, fond…
Mais, la vie offre souvent l’occasion de « tirer des portraits » dans d’autres circonstances : marché, lieu de travail, paysage, activités…

Dans ce genre de prises de vues, le photographe peut facilement «  fondre les modèles dans le décor»
Il doit donc savoir jouer sur le paramètre profondeur de champ pour «flouter» ce qu’il veut éliminer de sa photographie.

LE PORTRAIT SUR FONDS NOIRS ;

Nous abordons là un sujet tellement classique que certains n’hésitent pas à le décrier.
Il est vrai que le fond noir est souvent utilisé dans les studios.
Le fond noir fait ressortir les traits du sujet. Il capte le regard du spectateur et le conduit vers ce qu’il faut voir.

Mais le fond noir n’est pas l’apanage du travail en studio.
Il existe un pléthore du fond noir encore faut-il les voir et savoir comment les exploiter.
Une porte ouverte sur une pièce non éclairée, une ombre peuvent devenir de merveilleux fonds noirs.

DES EXEMPLES :

Bien sûr que je vais vous donner des exemples, et en prime, je vais vous raconter les conditions des prises de vues.

Exemple N°1

Elles se connaissent depuis longtemps déjà, mais voilà, elles n’habitaient pas la même région. Alors, chaque soir, à 19 h pile, Chr… appelait sa marraine.
Une véritable institution.
Quelques mots et Ric retrouve la force d’appréhender demain car il faut dire que la vie de la marraine ne tient plus qu’à un fil.

Un jour, nous sommes allés voir Ric
Un jour, j’ai été le témoin.
J’ai réussi à me faire tout petit, à me faire oublier, laissant les deux femmes dans leur monde.

 

 

 

Exemple N°2

On l’appelait Poupoule.
Il habitait une ferme dans une vallée vosgienne.
Avec son épouse, il élevait deux vaches, et ces deux vaches-là étaient entourées de toute leur affection, comme si elles étaient leur enfants.

Le temps était passé oubliant Poupoule et sa femme, la tête contre leur vache.
Ils vivaient dans leur monde à eux.
Il m’a fallu longtemps pour apprivoiser mon sujet.
Un jour je lui dis :

 « Hé Poupoule, permets-moi de vous photographier avec vos vaches »
Il me répondit :
« Cela fait longtemps que nous avons vu que tu avais envie de nous photographier, alors ne te gêne pas. »
Et Poupoule reposa sa tête contre sa vache et continua à la traite.

 

 

Exemple N°3

Pour les besoins d’un diaporama, il me fallait une photographie d’un enfant qui souffle des bougies sur un gâteau d’anniversaire.
Les gamins de cet âge-là sont assez turbulents.
Alors pendant que le gâteau attendait sagement dans le réfrigérateur, Zac s’est entraîné..

Je lui avais expliqué le pourquoi et le comment.
Le voici donc libre mais responsable.
J’ai pris beaucoup de photos avant qu’il ne nous oublie, mon appareil et moi.

 

“Un photographie respectueux se doit de conjuguer le verbe photographier au presque parfait.”

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