L’ANECDOTE DU JUS DE POMME 

Maurice est un brave type.
Il est paysan dans le Sud de l’Alsace, là où viennent mourir les dernières collines Jura.
Dans ce coin-là, la terre n’en finit pas de monter et de descendre : une terre pour les mollets des cyclistes.
C’est ça, le fameux « Sundgau » avec ses petits villages et sa célèbre « route de la carpe frite. »

Chaque paysan essaie de posséder des champs en haut et en bas pour une simple question d’humidité. On ne sait jamais ce qu’une année va nous réserver.

D’ailleurs, même les villages portent des noms qui se terminent en    « le haut »  ou « le bas »

Jadis, cette nomenclature était source de différents : les gens « du haut » regardant de façon condescendante ceux « d’en bas ».

Maintenant, les voitures vont tellement vite, que le haut et le bas sont littéralement confondus.

Maurice habitait un village au nom simple, sans fioriture.
Sa vie était réglée par les travaux des saisons et il y avait toujours quelque chose à faire, d’autant plus que son père vivait encore.
Le vieil homme était tellement usé qu’il avait de la peine à se tenir debout, mais il avait gardé l’œil, un œil sur tout, si bien que Maurice était constamment sur le qui-vive.

Pas moyen de se payer un cinéma un soir.
Il fallait d’abord traire les vaches, préparer le foin pour le lendemain, ramasser les œufs, prendre une douche…alors, le film était largement entamé. Plus la peine d’y aller.

Il est vrai que la cohabitation entre les générations est toujours délicate, mais on n’allait quand même pas enfermer le papa dans une maison de retraite !

Que voulez-vous, c’est la vie avec ses joies et ses peines, ses sourires et ses larmes, ses hauts et ses bas… tiens comme les villages.
Coïncidence ?
Allez savoir !

A 40 ans passés, Maurice attendait donc d’être enfin pris au sérieux et de pouvoir imposer ses méthodes de travail pour remplacer celles d’un autre âge…

Il est vrai que l’exploitation de Maurice était relativement petite, mais nous dirons « moyenne » pour lui faire plaisir.

Petite oui, mais à l’occasion, Maurice avait quand même besoin de main d’œuvre.
Alors, il faisait appel à ceux de la famille qui avaient quitté le village pour aller habiter en ville.

Et ils venaient volontiers, car ils savaient que Maurice avait le cœur sur la main.
Après le travail, Maurice leur préparait toujours quelques cageots pleins de produits de son exploitation, pour les remercier.

Nous sommes début septembre.
Le soleil s’était donné de la peine. Il avait brillé de toutes ses forces si bien que les plantations avaient pris un peu d’avance.

Les raisins commençaient à être bien sucrés.
Il faudra bientôt les cueillir.
Mais, ce qui devenait vraiment urgent, ce sont les pommes.
Les arbres étaient tellement pleins de pommes que les branches risquaient de se casser.

« Rose, il faut que tu téléphones «  dit Maurice à son épouse.

Le rendez-vous fut fixé au samedi matin dès 8 heures, et ils arrivèrent, les gens de la ville dans leur belle automobile.

«  Moi, je veux bien, lança Maurice, mais à votre place je me changerais, il faut faire attention à vos beaux habits.
Et Rose de distribuer des tabliers, des vieux pantalons et des chemises qui en avaient vu bien d’autres…

Pour commencer, on prit la direction du verger.
Faut dire que le verger de Maurice, c’était quelque chose de sérieux.
Une bonne vingtaine de pommiers chargés comme des mulets, sans compter toutes les pommes qu’une rafale de vent avait fait tomber pendant la nuit.

Alors on se mit à ramasser et ramasser, et les sacs de jute destinés aux pommes de terre furent remplis.
Combien de sacs ?
Je ne pourrais pas vous le dire, mais la charrette attelée au tracteur dut faire deux voyages tellement qu’il y avait de pommes et de belles pommes, bien rouges, parfumées.
On avait envie de croquer dans ces pommes-là, mais Maurice avait lancé un avertissement : «  avant de croquer, méfiez-vous des guêpes  »

Au bout de trois heures, la joyeuse compagnie revint dans la cour de la ferme.
Maurice avait monté les deux machines le long du mur, sous la protection du toit qui déborde largement.
«  On ne sait jamais, un orage est si vite arrivé ! »

Les sacs furent vidés dans des baquets qui ressemblaient à des tonneaux coupés en deux.
Un enfant  arrosait les pommes à l’aide d’un tuyau.
Il faut quand même travailler proprement.

Puis, deux adultes munis de fourches, mettaient les pommes dans la première machine.

Cette machine, munie de dents  qui tournaient lentement, râpait les pommes qui tombaient dans un autre baquet. Elles étaient  transformées en bouillie.
On ne reconnaissait plus les belles pommes.

Quand le baquet de pommes râpées était plein, Maurice le saisissait et le vidait dans la seconde machine.

Vous avez deviné : c’est le pressoir !
Rien qu’à voir la grosse vis, n’importe qui devinerait que c‘est un pressoir.

Les pommes râpées furent donc entassées dans le pressoir, et quand il fut plein, Maurice qui dirigeait la manœuvre sous l’œil attentif de son père, disposa par dessus les fruits quelques sacs bien propres, car Rose les avait lavés, puis sur les sacs, il disposa des planches et deux poutrelles qui serviraient de calles.

Toute la famille se réunit autour du pressoir quand Maurice donna les premiers tours avec la grosse barre de fer qui faisait descendre la vis.

Et le jus se mit à couler.
Et il coula, il coula…
« On peut goûter lança un bambin ?
– Bien sûr que oui, vous avez tous bien travaillé »

Et le jus coula, coula…
Et les gens de la ville goûtaient, goûtaient…

Faut vous dire que le jus de pomme qui sort du pressoir est un véritable délice, que dis-je un nectar, oui, un nectar réservé à ceux qui ont trimé toute la journée.
C’est la récompense des Dieux.

Et le jus coula,
Et les gens goûtaient …
Et plus ils goûtaient, plus Maurice rigolait, mais alors rigolait !

Ils avaient bien travaillé, c’est vrai.
Ils finirent de tout ranger juste au moment où la nuit se mit à tomber.

D’ailleurs, j’ai un doute à ce sujet-là.
Je soupçonne le jour d’avoir passé un pacte avec le soleil pour lui demander de ralentir un peu sa course pour permettre à nos travailleurs de finir à temps.

Qui sait, le soleil était peut-être dans la combine.
Qui sait, Maurice lui avait peut-être fait un clin d’œil ?

Les citadins retournèrent chez eux, emportant leurs cageots de légumes si frais cueillis que l’on aurait pu croire qu’ils bougeaient encore.
Ils emportaient le souvenir d’une belle journée au grand air et d’un jus de pommes
Je ne vous dis pas !

Dans la voiture, Marthe dit à son mari :
« Qui sait, nous n’aurions peut-être pas du quitter le village »
Mais son mari, Roland resta muet.

Une anecdote qui se termine bien !
Vous ne pensez pas si bien dire.

Je vais donc vous confier la suite, mais n’allez pas la crier sur les toits.
Des choses comme celles que je vais vous raconter, sont des confidences, des véritables secrets de famille.

Je ne voudrais pas me brouiller avec les gens de la ville, d’autant plus que j’habite le même quartier.

Approchez, écoutez, dressez l’oreille…
Voici le secret du sourire énigmatique de Maurice.

Le jus de pommes est un breuvage des plus agréables, un nectar réservé aux Dieux que vous avez dit.
Mais, ce que les citadins, abreuvés à longueur d’années de jus de pommes en bouteilles, avaient complètement oublié, c’est que le jus de pommes frais, 100% pommes non traitées… est également un puissant dépuratif.

Ils passèrent donc la nuit à se battre à qui occuperait les toilettes et Roland regretta beaucoup de ne pas avoir monté une cuvette de WC, quand il avait installé la seconde salle de bain.
On alla  même, mais chut, jusqu’à chercher des seaux à la cave…

Quelques semaines après, les citadins ayant mangé tous les légumes

(tiens on dirait du La Fontaine) …

revinrent au village.
Ils avaient décidé de rester muets sur l’incident du jus de pommes.

Ils furent donc bien accueillis par la famille dans le village, mais il y eut comme un nuage dans leurs yeux, quand Maurice (pince sans rire) leur proposa un peu de jus de pommes.

Marthe regarda son mari, Roland regarda Maurice et soudain, un grand éclat de rire.

C’est le petit Pierre qui mit un point final à cette anecdote en disant fort et haut :

« Moi, j’aime bien le jus de pomme de tonton Maurice, mais avant de le boire, je regarde s’il y a assez de rouleaux de papier dans les toilettes. »

Qui a dit :

«  La vérité sort de la bouche des enfants » ?


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