ANECDOTE : MES QUARANTE ANS.

J ‘ai fêté mes quarante ans, il y a longtemps, trop longtemps.
Que voulez-vous, quand on travaille, on ne voit pas passer le temps.
Je ne parle pas même des journées qui filent en coup de vent.
Non, je pense aux anniversaires qui reviennent de plus en plus souvent.
Acceptez de vieillir, est paraît-il, la seule façon de durer.
Alors, au moins une fois par an, prenons la vie du bon côté.
Venez, ensemble, nous allons fêter.

Laissez-moi vous raconter…

Pour mes quarante ans, j’ai organisé le plus grand repas de ma vie.
Et pour cause.
Quarante ans est un anniversaire important.
A quarante ans, on ouvre un nouveau chapitre de la vie.

J’ai fêté mes quarante ans loin de mon pays.
C’était là-bas, dans le Plat Pays.
J’avais quitté mon Alsace natale.
J’avais même quitté une ancienne vie.
J’avais, comme dit le proverbe, « pris le taureau par les cornes ».

Fonctionnaire depuis l’âge de mes 18 ans, j’avais gravi les échelons.
Je bénéficiais d’un statut inamovible.
Une voie toute tracée.
J’aurais pu attendre l’âge de la retraite sans trop me fatiguer.
Mais voilà, je n’étais pas heureux.
Une hiérarchie, trop pesante, trop immobile.
Trop sclérosée, aussi m’avait emprisonné.

Alors, on n’a que peu de choix.
Se laisser couler ou réagir.
C’est ce que j’ai fait.

J’ai accepté d’entreprendre ce que l’on appelle aujourd’hui une reconversion.
Sauf qu’à l’époque, cela était très mal vu.
Un fonctionnaire titulaire qui ose se remettre dans la peau d’un simple stagiaire.
Faut être fou !

J’ai toujours été «  dingue » de cuisine.
Je voulais non pas en faire une profession, mais étant prof « jusqu’au trognon », mon rêve était de partager, de transmettre grâce à mon expérience pédagogique, mon amour pour la chose culinaire.

J’ai donc entrepris de faire le grand ménage dans tout ce que j’avais accumulé, car de la cuisine, j’en faisais depuis des années.
Bien sûr, les professionnels voyaient d’un très mauvais œil cet enseignant qui se mêlait de leurs casseroles.
Mais voilà, j’avais un atout.

N’ayant pas été déformé par un quelconque apprentissage, j’ai abordé la chose culinaire d’un œil nouveau.
J’ai choisi délibérément de partir de la technologie culinaire et de l’application de tous les principes physico-chimiques qui avaient jalonné mes études de couleur scientifique.

Quand on veut, on peut.
Il suffit de se donner les moyens.

J’ai donc travaillé et encore travaillé
J’ai eu la chance de rencontrer à 35 ans, des patrons qui avaient presque le même âge que moi.
D’abord surpris, toujours étonnés par ma démarche, ils m’ont adopté et je leur dois tout ce qu’ils ont accepté de m’apprendre.
Qu’ils en soient remerciés.

Et puis, j’ai passé mon concours de professeur de cuisine…
3° sur 600 : le score est honorable.

Mais revenons en à mes quarante ans.

Je voulais que l’événement laisse une trace indélébile, non seulement dans la mémoire de ceux que j’allais inviter, mais je désirais clore une partie de ma vie, clore cette phase d’apprentissage, comme un compagnon qui boucle son tour de France.

Il fallait que ce repas soit mon chef d’œuvre.

Alors je me suis creusé la tête pour définir mon menu.

Le voici.
Prenez-le en toute simplicité.

Entrée N°1

Foie gras en kouglof.
Chutney de coings et de pommes au cucurma.

Entrée N°2

Turban de filet de sole et de saumon fumé
à la mousse de poisson et pistache.
Sauce au raifort et aux noisettes.

Entré N°3

Galantine de canard Colvert
Monté sur un traîneau en sucre, tiré par des cailles aux raisins

La subtilité est qu’à l’intérieur de canard, on avait caché un cadran d’ horloge faite de jambon et de truffes et, suprême raffinement, chaque fois que l’on coupait une tranche de 1 centimètre, les aiguilles avançaient d’une heure.

Maintenant, vous pouvez finir d’entrer….

Le trou normand allait redonner un peu de vigueur à l’appétit de mes invités.

Granité de pamplemousse rose.
Au genièvre de Houle.

Et le repas se poursuit par …

Jambon braisé au miel.
Chartreuses de légumes multicolores.

Crottin de Chavignol chaud .
Sur poire fondante.

Et pour terminer :

Mousse glacée de rhubarbe
Au coulis de framboises.

Le tout fut arrosé « avec modération » par des vins qu’un ami m’a offert en prenant soi, (si j’ose dire) de pousser le bouchon au point de les choisir de l’année de ma naissance.

Mon ami Yves B, professeur de cuisine dans le même lycée, m’a donné un coup de main que nous dirons des plus « sérieux »
Nous avons travaillé plus de quarante heures.
Normal non ?
Pour fêter dignement mes quarante ans !

Nous avons attaqué l’apéritif, il était juste midi
Quand nous sommes sortis de table, la nuit était tombée.
Normal aussi, pour un 13 janvier.

Mais attendez, je vais vous raconter les coulisses.

Que voulez vous, on fait des jaloux même sans le vouloir.
Je soupçonne que les odeurs de nos préparatifs culinaires ont du monter jusqu’au ciel pour caresser les narines des anges.

Il y en a un qui a certainement pris la mouche, car j’avais oublié de lui envoyer un carton d’ invitation.
Il alla donc voir son copain préposé à la météorologie.
Vous connaissez la solidarité des corps constitués !

Le lundi de la semaine qui se terminerait par mon anniversaire, le thermomètre eut brusquement envie de faire des apnées.
Il plongea, mais alors plongea jusqu’à des moins vingt degrés
L’humidité prit froid, et elle se condensa autour de fils électriques qui se mirent à grossir, grossir, au point de tomber.

Sans courant, mon chauffage eut la mauvaise idée de geler.

Notre repas était prêt, mais voilà, dans la journée du vendredi, la température se mit à remonter et les tuyaux gelés se mirent à pleurer, goutte à goutte.

Il ne restait plus qu’à réparer.
J’ai passé la journée de samedi dans les combles de la maison, pour refaire; dans la laine de verre, toutes les soudures qui avaient la goutte au nez
Et ce n’est que tard dans la nuit, que j’ai pu prévenir mes amis que le repas aurait bien lieu.

Mais il faut toujours voir le bon côté des choses.
Remarquez qu’avec le froid, nous n’avions pas le moindre soucis de conservation.

Une vingtaine d’amis débarqua donc le dimanche suivant.
Ils me trouvèrent les traits un peu tirés.
Et pour cause,” c’est certainement parce que tu as trop travaillé !”

J’allais quand même pas leur dire la vérité.
Mais cela me démangeait.
Allez savoir si c’est l’envie de leur raconter mes mésaventures, ou la laine de verre qui me grattait le dos malgré, les douches à répétition.

Illustrations :

A l’époque, la photographie était encore à l’âge de la pierre, enfin je veux dire sur films.
Je n’ai pu sauver qu’une seule image.

Un Colvert sur un traîneau.
Je viens de comprendre pourquoi il a fait froid.
Un traîneau sans neige….
J’aurais du y penser.