ANECDOTE : LA PARISIENNE ET L’ARMATEUR.

Passer Noël tout seul, ce n’est certainement pas la joie.
Mais que faire quand on a, pour seule famille, ses amis ?

Il y a  des Noëls, où j’ai loué mes connaissances de cuisinier à des traiteurs.
C’est fou ce que les gens avalent pendant les fêtes !

Nos horaires de travail étaient chargés.
Le premier jour de 5 h à 17 h.
Le second jour était beaucoup plus difficile : le travail commençait à 2h et durait jusqu’à 22 heures, avec juste une petite heure de coupure à midi, pendant la fermeture du magasin.
Les mauvaises langues prétendent que c’est pour éviter que les cuisiniers ne tombent de sommeil dans leurs marmites.
Cela ferait désordre : assurément.

Nous remplissions la grande chambre froide deux fois par jour, et le patron « s’amusait »à tout vendre, dès que nous avions le dos tourné.
Une affaire en or, d’autant plus que patron et patronne étaient tous les deux « pingres », d’une avarice intolérable.

La seule concession qu’ils nous accordaient, non sans arrière pensée, était le repas du personnel. Alors, pour midi, Henri coupait des steaks « pour bûcherons» et Jean-Pierre, le commis, les cuisait en aller-retour, sur une plaque chauffée à blanc.

Pour le reste, comme on dit, c’était la dèche, la Bérézina.
Pendant la nuit, Henri coupait le chauffage et nous nous battions pour ne pas être de corvée de lavage de la salade dans l’évier gelé.

Mais, nous nous rattrapions.
Souvent, vers les quatre heures du matin, nous nous « tapions » un bon couscous, assis en rond, sur des cageots, dans la cuisine. Mémorable que je vous dis.

C’était dur, mais c’était le bon temps quand même. Nous étions jeunes, nous n’avions pas encore de rhumatismes.

Cette année donc, j’ai renoncé  à aller travailler chez Henri.
Faut dire que l’année précédente, il avait sacrément exagéré.

Il avait accepté un buffet pour la Saint Sylvestre pour deux mille personnes, avec des saumons en belles vues, des homards, un arbre à saucisses où les gens venaient se servir eux-mêmes.
Nous avions pris du retard, alors quand l’équipe est arrivée pour « monter le buffet », les gens dansaient déjà.

Ce soir-là, (ou devrais-je dire ce matin-là ?) quand je suis rentré chez moi, je suis tombé sur mon lit.
Quand je me suis réveillé, nous étions le 2 janvier.

Non, j’ai arrêté les frais.
A ce train-là, je serai vieux avant l’âge.

Voilà pourquoi, cette année, j’ai décidé de fêter Noël avec Louis et son épouse, la parisienne.
J’avais demandé à Louis : « t’as envie sur quoi, pour le repas du jour de Noël ?

(avoir envie sur : expression du Nord du côté de Dunkerque et environs)

Louis, me fit part de ses rêves gastronomiques.
« Tu sais, ça fait des années que j’entends parler de turbotins. Je n’ai jamais mangé de turbotins. Si tu veux, c’est moi qui les « procure » Tu n’as qu’à les cuire. C’est toi le cuistot.
– Va pour des turbotins ! »

J’ouvre une petite parenthèse sans laquelle vous ne risqueriez de ne pas comprendre la suite.

Voilà : Louis dit Loui’tche avait travaillé aux ferries transmanche.
Il était responsable du chargement et du déchargement des grandes limousines anglaises.
Les patrons lui donnaient les clefs et, pendant un instant, Loui’tche se sentait propriétaire d’une Bentley, ou d’une Rolls, selon les arrivages.
Quand tout se passait bien, Loui’tche encaissait un bon pourboire.

«  Je ne touche pas un gros salaire, mais avec les pourboires ça va… »

Mais je soupçonne, qu’au-delà des pourboires, ce qui attirait vraiment le Louis, c’était de pouvoir raconter à ses copains du port, que lui, le simple petit manœuvre des ferries, avait pu poser son derrière sur des sièges réservés à des arrière-trains de noblesse anglaise.
D’où, qui sait, des rêves de grandeur comme nous allons le voir dans la suite.

Je ferme la parenthèse, les turbotins n’attendent pas.

Quelques jours avant Noël, n’ayant toujours pas mes turbotins, je téléphone à Louis.

«  Alors, les turbotins ?
– Ils sont chers.
– Comment ça, ils sont chers ?
– Je n’en ai pas trouvés chez les pêcheurs, mais j’ai une combine. Je vais les recevoir de Boulogne sur mer.
– Quand tu dis cher, c’est combien ?
– Cinquante francs.
– C’est vrai, cinquante francs le kilo, c’est cher.
– Non, pas le kilo, les cinq kilo !
– Quoi, cinquante les cinq kilo ! Mais c’est presque donné.
– J’aime pas donner un gros billet.
– Tu n’as qu’à donner cinq billets de dix francs.
– Je n’y avais pas pensé. »

Le soir même, Loui’tche m’apporta les cinq kilo de turbotins.
«  Tu crois que cela fait suffire ?
– Tu rigoles, cinq kilo pour trois personnes ! »

Je devine que vous êtes impatients de savoir comment j’ai préparé les turbotins, alors voilà :

J’ai « désossé » – oui on dit “désosser” – mes turbotins en enlevant toutes les arêtes.
Puis, je les ai farcis avec une mousseline de poisson bien parfumée réalisée avec le chair d’un Saint Pierre (non, je n’ai pas piqué la statue dans une église voyons !)

Je les ai cuits à l’envers pour qu’ils ne s’ouvrent pas.
J’ai fait une sauce par réduction.
J’ai crémé la sauce.
Un régal.

– Ah vous auriez aimé être invités ?
Fallait le dire à temps. J’ai congelé le reste des turbotins. »

Mais pour l‘instant, nous n’en sommes qu’à l’apéritif.

Assis dans les fauteuils du salon, nous évoquons les histoires du passé.
J’en profite pour faire raconter mes invités. J’adore quand ils racontent leur vie.

« Loui’tche, j’ai vu que tu traînais la jambe, tu as eu un accident ?
– Racontes-lui dit Marguerite la Parisienne, il a voulu faire le malin.
– Ca vient de la guerre, répond Louis, tu sais bien qu’après la poche de Dunkerque les Allemands se sont installés chez nous. Les hommes valides devaient partir pour le STO, le service du travail obligatoire.  Il y a un imbécile qui leur a  dit que je conduisais des Rolls, alors j’aurais du partir faire le chauffeur.
– oui, rétorque la parisienne, mais monsieur a eu une idée.
– ben oui, répond Louis, ils ont bien parlé des hommes valides, alors j’ai sauté d’une grue et je me suis cassé une jambe. Voilà pourquoi je ne suis jamais parti au STO.
– oui, mais tu as une guibole folle pour le reste de ta vie, ajoute la parisienne.

Allez videz vos verres, on va remettre cela.

Je me risquais :

«  Au fait, Marguerite, pourquoi on vous dit la parisienne ?
– parce que je suis née à Paris, en plein Montmartre SVPL.
– ça fait une trotte Dunkerque Paris. Comment vous vous êtes rencontrés ?

C’est Louis qui répond :
«  Un jour, je me suis dit faut que je me marie, mais pas avec n’importe qui.
Les filles d’ici ne me plaisaient pas.
Alors j’ai pensé  que si déjà je me marie, je voudrais une parisienne. On dit qu’elles sont spéciales me lance-t-il avec un clin d’œil.
Je suis donc allé à Paris pour me faire une opinion.

– Nous nous sommes rencontré dans un bal musette répond Marguerite. Moi, il me plaisait bien, d’autant plus qu’il m’a payé un verre. Alors, nous avons discuté.
Il m’a dit qu’il était armateur. Ca me plaisait bien la vie avec un armateur.

– Louis, t’as dit que tu étais armateur ?

– Écoute, reprend la parisienne, je suis donc venue à Dunkerque dans l’idée d’épouser un armateur. Et tu sais ce que j’ai vu ? Devine. Non ? Demande-lui, il n’a qu’à te dire.

Le Louis fait grise mine

La parisienne reprend :

– Monsieur un armateur ! Quand j’ai demandé à visiter le navire, il m’a emmené sur le port voir sa sœur. Tu sais ce qu’elle faisait sa sœur ? Elle était marchande de poissons et le navire, dont Monsieur a parlé, était une simple barque de pêche.
Alors j’ai déchanté, mais comme je n’avais plus d’argent pour reprendre le train de Paris, je suis restée et on a finit par se marier.

– Armateur quand même risque Louis.

Tais-toi brigand s’exclame la parisienne. »

Vaut mieux arrêter les frais avant que cela ne dégénère en bagarre.
D’ailleurs les turbotins s’ impatientent.
Ils vous attendent

Veuillez passer à table je vous prie..

Et dire que j’aurais pu rater cela en travaillant comme un dingue pour Henri.