La ferme au fond de la vallée

Le ménage habitait un fond de vallée. René élevait quelques vaches, enfin pas trop, car les vaches, c’est quand même beaucoup de travail. Il faut les traire deux fois par jour. Il faut aussi nettoyer l’étable et là, le vieux René était son concession.

« Une étable ne doit pas sentir mauvais : un point c’est tout ! Comment voulez vous que les vaches soient heureuses quand elles ne se sentent pas bien ? Et puis, moi, René, je vous le dis : quand une vache est heureuse, elle donne du lait bien meilleur.»

Une autre façon de comprendre le métier.

Sa femme, la Marthe, était bien occupée, elle aussi : tous les travaux d’une ménagère classique auxquels il faut ajouter la fabrication des fromages. Et les fromages, c’est un sacré boulot.

Moi, je vous le dis parce que je suis allé la voir souvent.

Chaque soir, on mélange le lait des deux traites. On fait cailler avec de la présure. Ensuite, quand le lait a atteint la bonne consistance, on saisit un drôle d’outil appelé « la harpe » que l’on promène dans le lait caillé pour le découper. On peut ensuite séparer le lait caillé d’un côté, le petit lait de l’autre. Ensuite, on remplit les moules en bois soigneusement lavés et brossés et on les dépose sur une table légèrement inclinée qui sert d’égouttoir.
Le fromage commence alors à se tasser et jour après jour, il devient de plus en plus solide, de plus en plus dense, passant de fromage blanc initial, à un fromage qui devient de plus en plus ferme. Et chaque soir, c’est le même rituel. Marthe lave chaque fromage avec un peu d’eau salée, avant de le retourner et de le déposer sur le rayon juste en dessous de celui qu’il occupait la veille.
Il ira ensuite finir son affinage dans la cave où l’on avait installé une étagère en forme d’un carrousel de plus de deux mètres de diamètre. Et lentement, jour après jour, rayon après rayon, le fromage commence alors, non pas sa descente aux enfers, mais son voyage vers nos estomacs.
Ce n’est qu’au moment où l’œil et le nez experts de Marthe jugeaient que le fromage était à point que René sortait la brouette, chargeait la caisse de fromages dûment emballés et qu’il allait les livrer au grossiste du village.

Et la vie de Marthe et de René était ainsi rythmée par les traites et les livraisons.

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Et puis, il y avait les travaux saisonniers : la culture d’un petit champ de pommes de terre et un autre avec un peu de blé. Des champs, j’oserais presque dire : des champs de taille humaine. Point de tracteur, on n’avait pas les moyens ; alors c’est un vieux cheval qui tirait soit la charrue, soit la charrette.

Les travaux de saison : en hiver, René devenait bûcheron. Il faut faire provision de bois. Au mois de juin, on coupait l’herbe pour faire le foin. On laissait faire le soleil mais on lui donnait un petit coup de maison en retournant l’herbe avec des grands râteaux en bois. Et quand l’herbe était bien sèche, on  la posait sur des grandes toiles (les cendriers) que les hommes portaient sur leur tête. On engrangeait le foin dans l’immense fenil au dessus de la maison. Puis, on allait cueillir les myrtilles en attendant le regain.
Après la récolte des pommes et des poires, on se lançait dans la fabrication d’un vin qui n’a jamais reçu d’appellation, mais il était bon et c’est ce qui compte.

En automne ; on tuait le cochon et les voisins donnaient un coup de main. C’était comme une grande famille et l’on terminait toujours par un repas en commun.

Ce sont là, quelques souvenirs de mon enfance : des souvenirs d’avant.
Avant que la Vie ne me happe et ne me conduise loin de chez moi.

Pourtant, les soirs de cafard, je ferme les yeux et derrière mes paumières closes, les images commencent à défiler, les images oui, mais aussi les odeurs et les bruits.
Mieux qu’au vrai cinéma !

Chaque fois que je pouvais m’octroyer quelques jours de vacances, je ne manquais jamais de venir faire un tour dans la vallée et chaque passage me permettait de mesurer le temps qui passe.

L’hiver dernier, Marthe glissa sur une plaque de glace en allant donner à manger à ses cochons. Une mauvaise fracture qui ne guérit jamais. Je n’eus pas même le temps de lui rendre visite à l’hôpital quand elle disparut.

René accusa lourdement le coup. On fut obligé de le placer dans la maison de retraite anciennement appelée hospice.
C’est une bâtisse tout en longueur, avec une petite chapelle. Elle se trouve juste au bout du pré de René. Sa vie durant, il avait fauché son pré en regardant l’hospice.
Tout sauf cela !
Je me souviens de ses paroles. De ses craintes aussi.

Mais voilà. C’est la vie qui avait choisi, c’est la Vie qui l’avait obligé.

L’autre jour, j’ai rencontré André, l’aîné des deux fils. Il avait repris la ferme, non sans mal. “Les fermes sont trop petites. On ne peut plus gagner sa vie. J’ai bien essayé la fabrication des yaourts et la culture des framboises. Trop de main d’œuvre.”

Ainsi va la vie.

Quand je feuillette l’album de mes souvenirs, je pense souvent à mes amis de là-bas. Non, ils n’appartenaient pas à ma famille, mais ils n’en constituent pas moins des véritables jalons.

Ces gens travaillaient dur. Ce sont les saisons et les animaux qui imposaient leur rythme.

Il n’y avait guère que de très rares exceptions : jour de mariage, jour de baptême, jour d’enterrement. Du berceau à la tombe.

Mais je me souviens aussi des parenthèses du dimanche.

Dimanche matin, pas moyen d’échapper à la messe, mais il y avait aussi les copains que l’on retrouvait autour d’une bière. Ils étaient tous là, certains venaient de tout là-haut, des fermes sur les sommets.

Mais ils n’auraient raté pour rien au monde ce rendez vous dominical.

C’est après le repas, que le vieux René s’accordait quelques heures de liberté. Alors, il prenait son panier et il partait à la cueillette des champignons. Il ne m’a jamais invité de l’accompagner. On ne révèle pas les secrets des bonnes places.

Par contre, un jour, il accepta de partager son autre passion ; les abeilles.

Et, je vis, ce jour-là, le vieil homme se transformer. Ses gestes étaient lents et mesurés, il parlait à ses abeilles. Il me montra comment on désopercule un rayon. Il le fixa dans la centrifugeuse clouée à même le sol et quand je me mis à tourner la manivelle, le miel commença à couler.

Alors, le visage du vieil homme fut illuminé  par un sourire et je vis le soleil qui brillait au fond de ses yeux.

 

l'ancien hospice
l’ancien hospice
C'est derrière les murs que survit la vie
C’est derrière les murs que survit la vie