J’ai habité la plaine maritime du Nord pendant presque 30 ans
Ma maison était située en pleins champs, à six cent mètres de mon premier voisin.
Autre particularité et non des moindres : l’altitude.
Figurez-vous que j’habitais un polder, à quarante centimètres sous le niveau de la mer.
Pas de risques d’attraper l’ivresse des profondeurs, ni même de ressentir un quelconque vertige ou mal des montagnes.
C’était spécial : vous ne trouvez pas ?
Autour de moi donc, des champs à perte de vue, avec des lièvres qui batifolaient, des faisans qui faisaient le beau avec leurs queues emplumées, des cailles qui s’envolaient au moindre bruit.
Le jour de l’ouverture de chasse, tout ce petit monde venait se réfugier dans mon jardin : de quoi être tenté…
Quand Xavier, mon voisin le plus proche épandait de l’engrais, le vent se chargeait d’en rapporter assez pour que je puisse cultiver sans soucis mon jardin.
Certaines années, Xavier plantait du lin.
En juillet, quand j’ouvrais les volets, je voyais une mer de fleurs bleues qui ondulaient au gré du vent. Puis, venait la saison où le lin disposé en longues lignes sur le champ attendait le soleil et la pluie pour passer la phase de rouissage, avant d’être roulé en énormes ballots dûment ficelés.
Un véritable tableau avec ses teintes chaudes.
L’autre jour, Xavier m’a dit :
« Cette année, je vais « faire » des petits pois pour la conserverie.»
Adieu la mer bleu.
Adieu les teintes chaudes.
Mais bonjour les petits pois ; je sens que je vais me délecter..
Je ne pensais pas si bien dire.
Xavier sema donc ses petits pois et de temps en temps, il venait voir son champ.
« C’est quand même particulier de travailler pour la conserverie » me dit-il un soir.
« On me donne les semences et l’on m’indique la date des semis.
Ensuite on m’apporte les engrais. Je ne connais pas même leur composition.
Maintenant, mes petits pois sont presque bons à être récoltés et bien non, ce sont les gens de l’usine qui viennent avec leur grosse moissonneuse et qui font le travail.
D’ailleurs écoute bien !
Ils ont prévu un certain nombre de tonnes, et bien, quand ils ont atteint le tonnage, ils laissent le reste dans le champ.
Ils respectent même les animaux. Je leur ai signalé un nid, alors ils m’ont dit de le marquer avec du « rubalise » pour qu’ils tournent autour.
Tu vois, si tu as envie « sur » des petits pois, tu n’as qu’à te servir, dès qu’ils sont passés.
Note :
« avoir envie sur »expression typique du langage dunkerquois et des alentours.
J’ai donc guetté.
Je me suis donc servi.
Et bien servi.
Quelques brouettes pleines.
Normal, je vais quand même pas laisser des petits pois aux glaneurs qui nous viennent de… parfois même de Belgique. Alors là non !
J’ai donc cueilli les pois avec tout le reste, les tiges, les feuilles etc…
Je me suis mis à écosser, assis au soleil dans le jardin.
J’ai écossé et écossé et écossé encore.
Un truc à devenir fou !
Trois jours durant.
Faut être dingue !
Vous ne pensez pas ?
Je le suis assurément.
Mais attendez, mon anecdote n’est pas terminée.
J’ai rempli un gros panier, une première marmite, deux seaux, un carton heureusement déniché dans le garage…
J’ai même téléphoné à des amis pour qu’ils me prêtent des récipients.
Il y avait des petits pois partout.
Même dans mes rêves.
Une invasion de petits pois, une tentative de colonisation…
Et puis, j’eus quand même l’idée de les goûter, ces fameux petits pois.
Je pris donc une casserole qui avait échappé à mon attention et je précipitai quelques poignées de petits pois dans de l’eau bouillante.
En tant que cuisinier je goûte.
Normal : c’est un des attraits du métier !
Une première fois, les petits pois n’étaient pas encore cuits
Je me mis donc à attendre.
Après une demi heure, les petits pois étaient toujours trop durs.
Je suis donc allé continuer à écosser
Au bout d’une heure, je me suis dit :
« maintenant, ils doivent être cuits »
Je goûtai : toujours rien !
Ce n’est pas possible !
Au bout de quatre vingt dix minutes ( le temps de jouer un match de foot) mes petits pois étaient toujours trop fermes.
Mais où sont les petits pois de mes rêves, des petits pois tendres, parfumés ?
Non rien, des petits pois réfractaires à la cuisson.
Je décidai alors de me battre à coup de mixeur.
Je sortis mon arme et comme un guerrier, je le plongeais au cœur des petits pois.
« On va voir, ce que l’on va voir »
Le mixeur fit valser mes petits pois dans un danse circulaire.
Puis, je passai le tout, non sans mal, dans un chinois.
J’en tirai une sorte de potage de couleur camouflage que n’auraient certainement pas dédaigné des soldats affamés, mais, quand je pense à tous ces petits pois condamnés à être cuits en potage et surtout à celui qui est condamné à le manger.. je ne vous dis pas !
Mais si, je vais vous le dire !
Un jour, je suis « tombé par hasard » sur un ingénieur de l’entreprise de conserves.
Je lui ai raconté ma déconvenue avec les petits pois en prenant soin de ne pas divulguer le nombre de brouettes, pour qui ne se moque pas de moi.
« Vous voyez, Monsieur, si nous donnons les semences aux agriculteurs qui travaillent pour nous, c’est qu’il existe de bonnes raisons. Nos petits pois vont subir une cuisson à très hautes températures. Ce ne sont donc pas des variétés pour les jardiniers »
J’étais comme disait La Fontaine : gros Jean comme devant »
Alors, j’ai fait la seule chose raisonnable : j’ai invité des amis pour une soirée de potage aux petits pois, dit potage Saint Germain cela sonne déjà mieux Ah le vocabulaire !
Ils apprécièrent d’autant plus, que j’avais ajouté quelques talons de jambon qui donnèrent à ma soupe un goût de fumé.
Ce furent quelques soirées entre amis et, quand ils me disaient que mon potage était bon, j’en profitais pour leur « refiler » quelques bouteilles en prenant l’air de celui qui fait un cadeau.
L’autre jour, Xavier m’a dit :
« Cette année, je vais faire des haricots verts. »
Heureusement que j’ai déménagé.
Non, pas à cause des petits pois, ni des gens du Nord qui sont entrés dans mon cœur, mais parce que je suis retourné dans mon Alsace natale.
Le mal du pays.
Vous comprenez.
Rouissage du lin
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