ANECDOTE : L’ENTENDE CORDIALE

« La guerre est faite par des gens qui ne se connaissent pas, au bénéfice de gens qui se connaissent mais qui ne se battent pas. »

Avec l’âge, on a de plus en plus de mal à se souvenir des mots exacts des citations, par contre, on se souvient beaucoup plus facilement du « fonds ».
Que voulez-vous, la Vie nous a appris à faire le tri, à coups  dans le dos.
à coups de guerres aussi.

Et des guerres, il y en a eu beaucoup, je dirais même  trop.
Et, je pense que  les alsaciens  ont peut-être plus de raisons que d’autres de pouvoir s’exprimer.

Ils étaient aux premières loges :

– en 1870, quand la France a été envahie et que les français alsaciens avaient le choix de changer de nationalité ou de tout quitter.
– et on a remis cela en 14/18 : nouveau changement de nationalité avec le retour à la France .
– en 39/45, ils passent de la nationalité française à la nationalité allemande, pour redevenir français à la fin des hostilités.

A l’époque, les alsaciens furent « réintégrés » dans la mère patrie.
Je garde précieusement la « feuille de réintégration » de mon père.
Sans ce petit bout de papier, il serait apatride.

Je la garde précieusement, pour des raisons historiques certes, mais aussi comme une preuve, si d’aventure un autre président de la République se posait la question de savoir si Colmar est bien en France.

Mais, j’aimerais revenir sur l’histoire de mon père.

Il était née en 1910 ; donc à 4 ans, il aurait du fréquenter l’école allemande.
Pas de chance, Xavier, au moment où tu es venu frapper à la porte de l’école, elle était fermée pour cause de guerre.

En 1918, tu avais 8 ans, tu ne savais encore ni lire ni écrire et quand tu es retourné à l’école, elle était bien ouverte, mais on y parlait une langue que tu ne comprenais pas.

« Tant pis », comme disait le grand père : « ils ne veulent pas de nous ».

Alors, à 10 ans, il t’a inscrit dans l’usine où il travaillait et tu partais à six heures chaque matin, comme un homme que tu n’étais pas encore.

« On » s’est chargé de t’éviter de rêver.
Pour ton bien, évidemment.

En 1930, tu es parti faire ton service militaire pendant deux ans.
En 1939, c’est pendant ton voyage de noces, que l’on t’a remis ta feuille de mobilisation. Tu es parti pour cinq ans.
Tu es revenu à pied du fin fond de la Russie, à Mulhouse.
Une bagatelle !
Sept ans de ta vie consacrés à la patrie
Une bagatelle que je vous dis.

« La guerre est faite par des gens qui ne se connaissent pas, au bénéfice de gens qui se connaissent mais qui ne se battent pas. »

Même une guerre, la plus féroce finit par se terminer.
Alors du jour au lendemain, les ordres changent et les gens qui viennent de s’entre-tuer sont désormais priés de s’embrasser.

Nouvelle époque.
Nouvelle politique.
Il faut tout faire pour oublier la guerre.
Jusqu’à la prochaine…

Moi, je suis le fils d’un homme illettré.
Quand j’ai voulu commencer des études, mon père m’a parlé d’usine.
Il disait :
 « la place d’un fils d’ouvrier est l’usine. »

Quand j’ai passé mon premier bac, je n’ai lu la moindre fierté dans les yeux de mon père.
Il n’a jamais su que j’ai passé mon second bac avec mention.
Il était mort quelques mois trop tôt.
Il n’a jamais su que j’ai passé mon permis de conduire, le jour de son enterrement.
Papa ne savait pas conduire.
D’ailleurs comment aurait-il pu acheter une voiture avec son salaire de misère ?

Dommage papa !
Grâce à la guerre, nous ne parlions plus le même langage.
C’est peut-être à cause de Stalingrad, dont tu ne m’as jamais parlé, que nous voyons le monde autrement.

Dommage papa !
Si tu vivais encore, je t’aurais dit :

« Viens assieds-toi, je vais te raconter »…
Qui sait ? Mon histoire t’aurait peut-être fait enfin sourire.

Voilà, fils d’ouvrier, je n’ai eu d’autre possibilité, que de passer par une École Normale pour faire des études, aux frais de l’État.

Devenu orphelin en troisième année, l’année du second bac, je suis devenu instituteur par la force des choses.
Le système était bien pensé.
Les normaliens devaient signer un contrat avec l’état dans lequel ils s’engageaient à devenir instituteur pendant 10 ans.
L’école normale m’avait permis d’entrevoir plein de nouvelles choses, les sciences physiques et surtout naturelles, la langue allemande etc…

J’aurais pu continuer mes études, mais il aurait fallu rembourser mes études.
Le piège s’est refermé sur moi.

J’ai du attendre presque vingt ans avant de réaliser mes rêves.
J’avais 35 ans passés, quand je me suis remis au travail pour reprendre des études et devenir professeur technique en lycée hôtelier.

Je venais de passer vingt ans dans le primaire. J’avais même été détaché auprès de la Ligue Française de l’Enseignement avec un bureau en ville, syndicaliste, trésorier des assurances scolaires
Tout cela pour vous dire, que j’avais la tête bien sur mes épaules et les pieds bien sur terre.

J’étais donc professeur de cuisine dans un lycée hôtelier, quand la politique générale commença à parler de parrainage international entre les lycées.
Madame le proviseur (au fait dit-on proviseuse ? » proposa un double parrainage entre notre lycée et autre en Allemagne, un troisième en Grande Bretagne.

Étant bilingue de naissance et ayant passé des qualifications de traducteur interprète, je postulais pour encadrer les élèves lors du voyage au pays de Goethe.

C’est avec un grand sourire que la proviseuse m’annonça que ma candidature était refusée. C’est un prof venu du centre de la France et ne parlant pas le moindre mot d’allemand qui serait du voyage.

Pour me dédommager, et toujours avec le sourire, la proviseuse  m’annonça que j’étais chargé de recevoir les élèves anglais et de concevoir le repas de la fête finale.

Comme je suis un professeur obéissant, je me suis mis au travail.

Le jour aux les élèves anglaises devaient suivre un cours de technologie appliquée, j’ai décidé de leur apprendre comment on vide proprement et professionnellement un poulet.
J’ai donc commandé des poulets entiers, non vidés est-il bien besoin de le spécifier ?

Le cours n’eut jamais lieu car à la vue des poulets non vidés, les élèves en majorité féminines, partirent en courant en hurlant « salmonelles, salmonelles ! »
Il faut vous dire que de l’autre côté du Channel, les salmonelles sont une véritable phobie.

Quand on a de la suite dans les idées, l’affaire ne s’arrête pas en si bon chemin.

Restait le fameux repas festif

J’ai donc établi le menu avec un soin tout particulier.

Entrée : au choix

Escargots de Bourgogne
ou
Escargots au vert.
ou
Cuisses de grenouilles à la provençale.

Plat de résistance :

Steak de poulain et sa garniture
ou
Poulet aux champignons.
ou

Lapin à la moutarde.

Je vous laisse deviner la tête de Madame la Proviseuse.
J’ai contribué à ma façon à l’entente cordiale.

Alors, s’il était encore de ce monde, je lui aurait demandé :
« fais un petit sourire papa ! »
Mais, il avait peut-être perdu, pour toujours, l’envie de sourire.

 

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