REFLEXIONS SUR LE BONHEUR DU CUISINIER.

La journée a été longue.
Je me suis levé à 5h30.
La ville était encore endormie et, en ce mois de décembre, le soleil fait la grasse matinée, facilement jusqu’après 8h.

La journée a été longue et pénible.
Le téléphone n’a pas arrêté de sonner et du travail de paperasses, j’en avais par-dessus la tête.

A midi, à peine le temps de manger.
Manger oui : parlons-en !

Manger : c’est être assis à plusieurs autour d’une table.
Manger : c’est partager, c’est discuter, c’est échanger.

Quand le cuisinier est seul, il ne mange pas
Il se nourrit, et encore…

Si les gens savaient.

Ils croient toujours que les meilleurs morceaux sont pour le cuisinier.
Cela pourrait être le cas, et ce l’est parfois, mais, il y a plein de jours où l’on a tellement travaillé, tellement été obligés de goûter, que l’appétit s’en est allé.

Mon frigo est plein, car nous approchons de Noël.
Il faut savoir se «  mettre en place » c’est-à-dire, dans le langage des cuisiniers, être prêts à faire face, à donner le meilleur de soi-même.

Mon frigo est plein, mais j’ai perdu mon appétit.

Qui sait ? Peut-être justement parce que Noël est devenu la fête de la grande bouffe.
Il n’y a qu’à lire les cartes des restaurants,  regarder les vitrines des traiteurs et feuilleter les catalogues des grandes surfaces.

Les Noëls de mon enfance avaient le goût des « Bredalas » que nous fabriquions en famille.
Ils avaient le goût du cacao que nous dégustions avec délectation, en revenant de la messe de minuit.
Maintenant, Noël sent le caviar, le foie gras et le saumon fumé.
 

Mea culpa ! Mea maxima culpa !

J’y suis pour quelque chose.
C’est moi qui ai choisi librement de devenir professeur de cuisine…

Il est de jours comme ça, où j’ai ma tête de philosophe.
Des jours où j’essaie de comprendre, où j’essaie de trouver ma place, et quand je n’y arrive pas, il se met à pleuvoir dans mon cœur.

Vers 16 heures, mon épouse est rentrée.

– Qu’as-tu fais aujourd’hui, ça sent bon dans la cuisine !
– J’ai préparé un chutney pour le soir de Noël.
– Un chutney de quoi ?
– Un chutney de coing, de pomme, d’oignon avec un peu de piment et du curcuma, du miel et du vinaigre balsamique blanc.
tu crois qu’ils vont aimer ?

Voilà bien le grand problème.

Vont-ils aimer ?
Se rendront-ils compte de tout le temps que j’ai passé
Se rendront-ils compte de tout l’amour que le cuisinier met dans sa cuisine.


Je parle bien sûr des vrais cuisiniers, non des ouvriers exploités par les patrons.
Ces cuisiniers-là, il suffit de leur donner un bon salaire pour qu’ils soient contents

Non ! Le vrai cuisinier est celui qui cuisine avec son cœur, avec son âme.
C’est au sens le plus profond un AMATEUR :
celui qui travaille avec son AME.
On pourrait presque dire «  à corps perdu ».

Le regard perdu dans celui de l’Autre
L’Autre qu’il reçoit, non seulement à sa table, mais dans son cœur.

Le cuisinier qui guette la lueur de bonheur qu’il rêve de faire naître.
Le cuisinier que l’on assassine par quelques mots.

 

«  ils font les mêmes en surgelés »

Joyeux Noël quand même.

Vous n’êtes nullement obligés de préparer votre foie gras vous-mêmes
«  On trouve le même en surgelé »