MAURICE DELEFORGE Directeur des études ESJ Lille

MAURICE DELEFORGE

Chaque coup de fil commençait par les mêmes mots :
– Bonjour, ami  Maurice.

Chaque coup de téléphone se terminait avec le même rituel :
– Si l’un de nous meurt, il prévient l’Autre, pour qu’il ne téléphone pas pour rien.
 

Avec le temps, cette façon de procéder était devenue un véritable rituel, éculé, mais combien sécurisant.

Nous n’avons jamais enrichi les opérateurs téléphoniques, car nous nous téléphonions de deux ou trois fois par an, mais ce qui compte, c’est que chaque fois, nous avions des choses importantes à nous dire ;  chaque fois, nous reprenions la conversation que nous avions posée là, juste le temps de quelques semaines, de quelques mois parfois.

J’avais fait la connaissance de Maurice, pardon de Monsieur Deleforge, le jour où je suis venu frapper à la porte de l’Ecole supérieure de Journalisme de Lille pour offrir mes services de professeur de photographie.

J’étais venu m’installer à Lille, loin de mon pays natal alsacien, pour donner un nouveau départ à ma vie.

Monsieur Deleforge m’avait accueilli dans son bureau du premier étage.
J’étais très impressionné par sa barbe blanche et sa façon de parler.

Il m’expliqua par le détail, la façon dont les étudiants apprenaient la photographie et me questionna sur l’originalité de ma méthode.
Mes réponses durent certainement  le convaincre car je fus chargé de l’enseignement de la photographie de presse pendant plus de quinze années consécutives.

Maintenant, je peux vous le dire : ce furent les plus belles années de ma vie.

Et puis, les années passées à donner notre savoir nous rapprochèrent et Monsieur Deleforge devint l’ami Maurice.

Un jour, Maurice annonça qu’il se retirait de la direction de l’Ecole.
Il quitta le grand bureau au sommet de l’escalier pour s’installer dans une pièce plus intime, là-bas, au fond du couloir.
Des étudiants espiègles collèrent une étiquette sur la porte de ce nouveau bureau.
On pouvait y lire, en lettre joliment calligraphiées : bureau de Sam Suffit !

J’officiais le mercredi du matin au soir et chaque mercredi, quand je fermais la porte de mes laboratoires, je prenais un grand plaisir à aller montrer les photographies réalisées par mes étudiants à mon ami Maurice.
Que de confidences partagées.
Que de problèmes réglés, grâce à la complicité qui s’installa entre nous.

Maurice me fit l’honneur de venir me soutenir le jour où j’ai fêté mes quarante ans.
il faisait froid en ce jour de janvier, très froid même. Le givre avait alourdi les fils électriques qui finirent par tomber et le chauffage de ma maison gela.

Nous avions passé plus de quarante heures, un collègue cuisinier et moi, à préparer ce qui est devenu le plus grand repas de ma vie : mon chef d'œuvre.
Les plats étaient prêts, mais voilà, le chauffage était tombé en panne. Le gel avait fait éclater les tuyaux et c’est fatigué par le travail de cuisine, que j’ai passé toute une partie de la nuit à refaire les soudures dans le grenier sous l’œil amusé de la laine de verre qui s’amusait à me gratter.

 

Le matin même, j’ai pu confirmer à mes invités que le repas aurait bien lieu.
Et Maurice était venu au grand plaisir de mes autres amis.

Un jour, il passa dans mon bureau et comme j’avais oublié de le ranger, il jeta un coup d’œil sur quelques pages manuscrites.

« C’est vous qui écrivez ces textes ?
Permettez-moi de vous les emprunter »

Quelle ne fut ma surprise, quand, le mercredi suivant, Maurice me remit un exemplaire du journal la Croix Dimanche dans lequel un de mes textes était en bonne place.

«  Je compte sur vous, pour continuer »

Et c’est ainsi que Maurice m’avait ouvert les portes de la Croix Dimanche et de Panorama qui publièrent régulièrement les textes d’un certain Aloïs Chambol qui ne m’était pas totalement étranger.

 

Et puis un jour, j’ai eu la mauvaise idée de traverser la rue là-bas à Dunkerque, juste devant ma maison. Le chien d’une personnalité du microcosme local m’attaqua et me fit tomber.
Une voiture arriva et, en tentant de me relever, pour ne pas être écraser, mon dos me fit souffrir et je retombai.
Je fut opéré d’urgence 18 jours après l’agression et l’on me fit vite comprendre que l’opération avait échoué et que je reste handicapé.

Cette année-là je ne fis pas ma rentrée à l’ESJ.

Et puis, un jour, c’est le mal du pays qui remporta la bataille et je decidai de retourner au pays de mon enfance.
 

Croyez-moi, c’est vrai ce que l’on dit.
On pleure deux fois dans le Nord : à l’arrivée et au départ.

Mais notre amitié, entre Maurice et moi, non seulement survécu à la distance, mais il me semble bien qu’elle se renforça.
Nous avions tellement de points communs à commencer par «  le respect du gamin », le respect de celui qui vient suivre en toute confiance nos cours.

Il nous arrivait bien souvent d’évoquer « nos anciens » celles et ceux qui ont saisi le flambeau pour continuer à le transmettre.
Il nous arrivait de nous appeler pour partager la réussite de l‘un d’eux.

Alors, nous nous réjouissions en nous comparant à des « petits Poucet » qui avaient donné un sens à  leur vie en semant derrière eux, de petits cailloux blancs.
Sans tambours ni trompettes, sans palmes académiques, ni même une rosette

J’ai rencontré physiquement Maurice, pour la dernière fois, chez lui, là-bas, route des Monts des Cats à Godewaersvelde, le jour où le mal du pays m’a fait voyagé dans l’autre sens.
Nous avons passé une heure entre ami.
Maurice nous a offert à mon épouse et moi un Chuche Mourette et puis, Maurice nous a raccompagnés et je garderai l’image de cet homme avec sa barbe blanche.
J’étais trop ému pour faire une dernière photographie de Maurice devant sa maison montagnarde.


Alors à défaut de photographie, je garderai de lui une tout autre image, une caricature qui l’aurait certainement fait sourire : celle d’un homme qui porte une petite valise.
Dans la valise : toute une collection d’accents circonflexes. Maurice ne pouvait tolérer ces mots qui se promènent nue-tête, quand la bienséance veut qu’ils portent ( ou portassent) chapeau.
Maurice : un des derniers humanistes.

Il me manque tellement déjà.

Jean-Paul Brobeck
Ancien professeur de photographie
ESJ

Une amitie au-delà des distances

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