L’histoire de la banane.

 * les mots en italique sont en langue alsacienne immédiatement traduite.

 

d’Banana :
Le coup de la banane

 

Je vous mets au défi.
Je vous parie un bock de bière à l’Auberge du Cheval Blanc que si vous demandez  à n’importe quel habitant du village où habite Monsieur Archibald Ringelbach , on vous laissera sans réponse.

Je suis sûr de mon coup, car personne ne sait qu’Archibald Ringelbach est tout simplement le nom du curé.

« D’r Pfarrer » le curé, ça pour sûr, tout le monde le connaît
Et surtout n’allez pas chercher midi à quatorze heures, quand les gens disent « d’r Pfarrer », il n’y a pas la moindre arrière pensée anticléricale, ni même un soupçon d’idée péjorative.

C’est que dans nos patelins alsaciens, les « Pfarrer » constituent «  a Begref » traduisez pour une notion, une  entité.
Pour ne pas employer de grands mots, nous dirons qu’ils font partie des meubles, comme la fontaine au milieu du village, le lampadaire devant la mairie et l’école communale, sans oublier bien sûr le terrain de football et « s’Bangala » c’est-à-dire le foyer paroissial.

Un village sans curé, ça n’existe pas. Un point c’est tout.
Alors quand on utilise le mot « Pfarrer » chacun sait exactement de qui l’on parle.

Mais Archibald Ringelbach……

Au fait, vous me devez un bock, et pendant que nous allons le déguster à l’Auberge du Cheval Blanc, je vais vous raconter une petite histoire.

Notre curé est un personnage haut en couleur ce qui fait dire à quelques mauvaises langues, que nous avons nous aussi notre Don Camillo, avant l’heure bien sûr.

Notre curé est effectivement un genre de colosse qui fait peur aux enfants et qui effarouche les vieilles femmes, quand il prêche d’une voix tonitruante le dimanche.

Pourtant notre curé essaie d’être sympathique avec tout le monde.
Tenez, au printemps, il avait fait le tour des cerisiers du village en goûtant avec soin, c’est-à-dire abondamment, tous les fruits.
Il avait ensuite dit à chaque paysan que ses cerises étaient les meilleures du tout le village, si bien qu’il avait réussi à faire l’unanimité contre lui.

Mais les habitants ne sont pas rancuniers ; ils ont simplement déclaré que vu que les cerises étaient passées dans l’estomac du curé, il y en aurait forcément moins dans les tonneaux pour la préparation du Kirsch, le tout avec un petit sourire en coin, car il était de notoriété publique que le « Pfarrer » ne crachait pas sur un petit verre d’alcool.

Notre curé était d’ailleurs un homme fort instruit et riche d’expérience, car à la sortie du séminaire, il était parti comme Père Blanc, c’est-à-dire missionnaire dans les « colonies.»

Il en a rapporté un petit accent que nous qualifierons de charmant, plein d’histoires qu’il ne se lassait pas de raconter sans même se faire prier, et quelques rhumatismes tenaces dont il parlait en disant : « que c’était son baromètre à lui ».

Toujours est-il, qu’ayant voyagé, notre « Pfarrer » n’était pas « hinter d’m Mond «   – pas derrière la lune – expression qui désigne qu’il en savait long sur les choses de la vie.

Mais toutes ces années passées lui avaient aussi enseigné une solide philosophie de vie qui lui faisait dire qu’il faut être content de ce que l’on a et que la modernité ce n’était plus de son âge.

Notre curé vivait une petite vie bien rangée.
Chaque chose à sa place, les horaires fixes au point de devenir immuables et il était presque recommandé de mourir sur rendez-vous.

Et voilà, qu’un beau jour l’Evêque décide d’envoyer un jeune prêtre à la santé fragile, en une espèce de convalescence à la campagne.
« Vous verrez » avait dit Monseigneur « vous verrez qu’il est grand temps de faire bouger les choses. Votre séjour peut  donc certes être considéré comme une prescription médicale, mais il est aussi une mission que je vous confie.
Faudrait essayer d’introduire un peu de modernité dans cette paroisse."

Le jeune prêtre au tein blafard avait donc sonné à la porte du presbytère, et « s’Marie » la bonne du curé  s’était empressée de le faire entrer.

Faut vous dire que face au colosse, maître des lieux, le petit abbé ne faisait pas le poids. En termes de boxe, on pourrait dire qu’il y avait erreur de catégorie.

Nous passerons donc sous un silence pudique les petites remarques, les petites discussions qui opposèrent les deux personnages. L’église doit savoir garder ses secrets, comme pendant le conclave lors de l’élection du pape.

Toujours est-il, que les trois semaines du séjour de petit abbé ressemblèrent très vite aux journées de chaleur torride d’un mois d’août. Disons que ce furent tout d’abord de petits nuages çà et là, puis les petits nuages se transformèrent en beaux cumulus, vous savez, ces gros nuages en forme de choux-fleurs, et comme pour l’orage, on se disait tout bas « s kracht bold » ça va péter bientôt »

En fait d’orage, les choses gardèrent une sérénité de convenance.
Mais Archibald Ringelbach avait médité sa vengeance.

 

Le dernier jour du séjour tombait justement sur un dimanche et le curé avait donné ordre à la Marie de préparer un repas sortant de l’ordinaire. Il avait aussi murmuré quelque chose à l’oreille de la servante et elle avait cligné des yeux, signe de complicité.

 

Donc la grand-messe terminée, le « Pfarrer » offrit l’apéritif à son invité.
Faut vous dire que chez nous en Alsace, l’apéritif ne dure jamais très longtemps.
Il est des pays où l’apéritif constitue l’essentiel du repas et quand on se dit que l’on va enfin passer à table, et bien non, il est l’heure de rentrer chez soi, le ventre vide.

En Alsace, l’apéritif, je parle de l’apéritif à l’ancienne, c’est un amer-bière, une Suze citron, un perroquet parfois.
On boit et on passe rapidement aux choses sérieuses.

La Marie avait bien fait les choses.
Une entrée, un plat de résistance copieux (normal, n’oubliez pas que nous sommes en Alsace) pas de fromage (c’est bon pour les Français de l’intérieur) et puis on passa au dessert.

Visiblement, c’était le moment qu’attendait impatiemment Archibald.
La Marie apporta un plat avec deux bananes.

A l’époque, les bananes n’étaient pas encore démocratisées.
Seuls ceux qui « avaient fait les colonies » connaissaient ce fruit de forme bizarre.

Le « Pfarrer » tendit le plat au jeune vicaire.
Servez-vous, et manger ; mais ne traînez pas, il ne faut pas que ce fruit prenne la chaleur.

Le jeune abbé était bien ennuyé. Pensez donc, c’était la première banane de sa vie.
Il regardait le fruit comme un chat qui tourne autour d’une souris (expression alsacienne savoureuse en dialecte mais intraduisible)

Mangez cher ami, c’est un fruit de dernière modernité, pensez donc vous avez l’honneur de déguster une chose que la plupart des paroissiens n’ont même jamais vue.
Moi, reprit le curé, je vais garder la mienne pour le repas de ce soir.

 

Alors voulant rester digne, le jeune vicaire prit son couteau et sa fourchette. Il découpa la banane en rondelles d’égale épaisseur. Puis, sous l’œil sévère du curé, il porta la première rondelle à sa bouche.

Ce n’est pas que le goût était franchement désagréable, mais la texture lui posa des problèmes Surtout la peau qu’il eut beaucoup de mal à digérer. Mais le curé l’avait prévenu : c’est dans la peau des fruits qu’il y a le maximum de vitamines.

L’affaire fut laborieuse pour l’un, franchement hilarante pour l’autre.

Quand le pauvre bougre avala sa dernière bouchée, le « Pfarrer » se fit rapporter sa banane et la mangea dans les règles de l’art en l'épluchant bien sûr.

Et l’on termina par le fameux « Ya Ya » dont je vous ai déjà parlé ;

 

« Ya ! Ya ! s’Moderna Làwà ! »

Oui Oui, la vie Moderne !

 

« awer alles zu sinner Zitt »

Oui, mais tout en son temps.