Le gamin

Le gamin …

Si vous m’aviez dit qu’un jour, j’habiterais un village, il y a de fortes chances que je serais parti d’un éclat de rire .

Moi, un village ?
Vous n’y pensez pas !

Je suis un gamin de la ville. Et encore ! Ville cela fait trop grand. La ville, c’est hors d’atteinte. Moi, je suis un gamin de mon quartier. Mais, quel quartier ?
Et bien, je dois bien l’avouer, le quartier où je suis né, ne m’a pas laissé de souvenirs conscients. J’avais tout juste 5 ans, quand mes parents ont déménagé, et c’est dans un nouveau quartier que j’ai grandi. C’est l ‘école de ce quartier-là que j’ai fréquentée jusqu’au moment où je suis allé au lycée dans un autre quartier encore.

Mais dire que je vivrais dans un village : vous n’y pensez pas !

Pourtant.

J’étais marié depuis quelques années, quand nous nous sommes rendu compte qu’au lieu de payer un loyer à fond perdu, il vaudrait peut-être mieux construire une maison.
Et voilà, vous avez certainement tout compris : pour construire, il faut un terrain et en ville, il n’y a plus de terrain.

J’ai donc construit notre maison dans la banlieue. Oh, tout juste à dix minutes. Ce n’est pas le bout du monde. Mais c’est la campagne quand même.

Je me suis donc installé dans le village avec une volonté de m’y intégrer.

C’est là que j’ai rencontré… comment allons dire ?

Dire son nom ? Dire qu’il s’appelait Patrick, Henri, Georges, Jean-Louis, Christian… non, je préfère dire : le gamin.

A cette époque-là, le gamin était en pleine crise d’adolescence. On parle «  d’âge bête » pour désigner cette période de révolte, de mise en cause systématique, de recherche de l’absolu.
Le gamin fréquentait un CET. A l’époque ce n’était nullement une référence. Les bons élèves étaient dirigés vers le lycée, en classique ou en moderne, puis arrivait le lycée commercial pour finir, il y avait le CET.

Le gamin n’était nullement fait pour de quelconques études. Non, les études et lui, cela faisaient une autre paire de manches.

J’ai fait sa connaissance parce que nous fréquentions la même association. Nous nous rencontrions une fois par semaine. Nous partagions la même passion.

Un jour, il arriva l’oreille basse. Il m’apprit qu’il s’était fait virer de son CET à quelques mois de son CAP.
Alors, je suis intervenu, j’ai plaidé sa cause et le directeur s’était laissé convaincre.
“Qu’il vienne, mais à la première incartade, je le vire définitivement.”

Les mois passèrent et le gamin obtint son CAP. Non pas pour la partie théorique, que non, mais il avait une bonne habileté manuelle.

Il fut embauché par une entreprise là-bas, à la sortie du village. Le diable, paraît-il, a dit un jour que l’enfer c’est d’être apprenti !

Et le gamin passa dirons-nous un sale quart d’heure.
Un jour, on lui confia un travail qu’il n’avait jamais fait. Alors, il alla voir un ancien ouvrier pour lui demander conseil.
Celui-ci ci répondit : « si je te montre comment faire, alors un jour le patron comprendra que tu fais le même travail que moi : mais que toi, il te paie beaucoup moins que moi, et je perdrai mon boulot. »

Et le gamin protesta, contre les vieux, contre les patrons, contre les exploiteurs…

Et puis un jour, il rencontra un copain qui travaillait en Suisse. Ils parlèrent salaire, avantages, avenir…

et le gamin fut engagé…

Oh, tout n’est pas rose : il faut chaque jour faire la route, mais au bout du mois, il y a la paye.

Simple ouvrier et gagner plus qu’un professeur. Vous voyez la revanche.
Mais l’histoire n’est pas terminée.

Le patron suisse n’avait pas de descendance. Un jour, il décida de céder son affaire pour le fameux 1 franc symbolique. Un franc même suisse, bien sûr, mais cela ne fait pas lourd.

Et c’est ainsi que le gamin devint patron.

Bien des années sont passées.
Bien des événements sont venus bouleverser le monde.
Les mentalités ont évolué.
Les regards sur les choses ont changé.

Maintenant, le gamin est à la force de l’âge. C’est l’apogée. C’est le moment où l’on a atteint le point culminant.
Seule perspective : redescendre.
Il n’a pas encore 
compris.
Le gamin continue à râler, mais maintenant, c’est contre les ouvriers, ces tire au flan qui essaient toujours de carotter. 

Il parle bien fort
A mon époque !…
De notre temps…
Maintenant il faut …
Je suis obligé de…
Je ne peux pas autrement que…

En plus de quarante ans, le gamin ne m’a jamais adressé la moindre lettre. L’orthographe n’est pas son fort. Alors il téléphone. Il est bien conscient de ses manques.

Pourtant la vie lui a appris que l’important c’est de  faire croire, de faire semblant. Paraître est bien plus important que d’être.

Si d’aventure (on ne sait jamais) le gamin vous adresse un courriel électronique, ne soyez pas étonnés. Ses messages se terminent par

Mit besten Grüsse
Best regards…

Et ceci sans le moindre accent.
Ni allemand, ni anglais, ni même alsacien
Il se dit multilingue, vaut d’ailleurs mieux que d’être polyglotte.
Il parle toutes les langues,
A l’exception des langues étrangères.