La conférence pédagogique

La conférence pédagogique.

Non, non ! Vous ne vous trompez pas. Nous sommes bien mardi.
Normalement, les bambins du village devraient être à l’école.
S’ils courent dans les rues, c’est parce qu’aujourd’hui, c’est jour de conférence pédagogique. Les écoles sont fermées.

La conférence pédagogique réunit les maîtres une fois par an. Alors, ils reçoivent une convocation tout ce qu’il y a de plus officielle qui les invite à se présenter à 8 heures précises dans la grande salle du rectorat.
Dans les petits patelins, il n’y a souvent qu’une seule école avec une seule classe.
Dans les bourgs, les écoles comptent plusieurs classes.
Mais, dans les villes, il y a tellement d’élèves, que les écoles prennent une allure d’usine.
Quand les maîtres sont absents, car convoqués, il y a du monde dans les rues.
Croyez-moi ; cela ne passe pas inaperçu.

Le rectorat avait donc convoqué tous les maîtres du département.
Et comme le dit la chanson :
« ils sont venus, ils sont tous là »
La salle du rectorat commence d’ailleurs à avoir d’année en année, plus de mal à accueillir tout ce petit monde.

La conférence pédagogique fait partie de ces manifestations immuables, inévitables qui font la grandeur de l’Education Nationale. On dit d’ailleurs que cette institution est une vieille dame, et comme toutes les vieilles dames, elle en a les habitudes, ses petites manies aussi.
La conférence pédagogique est la grand-messe qui réunit tous ceux qui sont chargés de l’éducation des futurs concitoyens.
Elle est présidée par le « DACA » entendez par là : l’Inspecteur d’académie, l’inspecteur qui a tous les pouvoirs et le nôtre, celui qui va ouvrir la séance dans quelques instnats, a une certaine conception de la hiérarchie qui l’a poussé à exiger une disposition particulière de la salle.
Notre DACA trône donc au sommet d’une véritable pyramide.
Il est seul, tout là-haut, comme le capitaine d’un bateau.
A ses pieds, et sous ses ordres, mais au niveau directement inférieur, voici les inspecteurs primaires.
Ils sont chargés d’un canton, voire de deux.

Puis, c’est la salle réservée au commun des mortels : instituteurs en tous genres. Il y a bien certaines têtes qui retiennent l’attention. Ce sont les directeurs des grandes écoles des villes qui ont le souci de regrouper autour d’eux, le maximum de collègues. C’est l’endroit où l’on se place, directement sous le nez des inspecteurs assis juste à l’étage supérieur. Alors, les collègues qui fréquentent ces endroits-là, se préparent à prendre des notes pour ne pas perdre la moindre miette de cette manne céleste qui va leur être distribuée

Et puis, un peu plus loin, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’estrade, il y a comme un trou, une zone mal définie. En termes militaires, on parlerait de « no man land ».
Un peu plus derrière encore, il y a la valetaille, les instituteurs des petits patelins, des gars solides, instituteurs et secrétaires de mairie. Ces gars-là sont venus sans illusions, car il y avait longtemps déjà que celles-ci étaient restées prisonnières d‘un dossier oublié.
Ces gars-là sont les véritables vedettes. Ils sont connus de tous et les histoires sur leur compte font les gorges chaudes des cours de récréation. Mais il est de bon ton de feindre de ne pas les connaître.
C’est là, que je vous propose de nous installer car si animation il risque d’y avoir, vaut mieux être aux premières loges.

Du haut de son perchoir le DACA, réclame le silence pour ouvrir officiellement la conférence.
Comme chaque année, il dresse le bilan administratif. Puis commence la litanie des énumérations : les classes que l’on ferme faute d’élèves, les classes que l’on ouvre pour accueillir les nouveaux arrivants, liste des collègues admis à la retraite… Rien que du très passionnant.

Puis, on passe aux directives pour la mise en œuvre de la X° réforme.
Du côté des jeunes, on gratte du papier, attentifs à ne pas perdre le moindre mot.
Du côté des anciens, là-bas au fond de la salle, on se regarde, on hausse les épaules. A quoi bon ! Une réforme de plus. Encore un ministre qui veut que son nom soit attaché à des directives qui inaugurent l’école de demain. Tu parles !
Puis, le DACA passe la parole aux inspecteurs de rang inférieur. Ils ont pour mission de préparer un exposé sur telle ou telle innovation pédagogique.
Dans les premiers rangs, les jeunes grattent de plus belles et là-bas dans le fond de la salle, les anciens commencent à lutter contre le sommeil.

Louis, est à quelques mois de sa retraite.
Il exerce son métier d’instituteur dans le même village depuis sa sortie d’école normale.
Au fil du temps, il s’était si bien intégré dans ce village que l’on a oublié qu’il n’y était pas né. Instituteur, secrétaire de mairie en semaine, organiste le dimanche et entraineur de l’équipe de football, il était également membre de la section des séniors joueurs de quilles qui se réunissent tous les vendredi soir à l’auberge du Cheval Blanc.
Le curé, le maire et l’instituteur : triumvirat qui dirige la destinée du village et conduit les habitants du berceau au cimetière.
Louis, donc, avait vécu une semaine très chargée. Le remembrement avait exigé qu’il fasse des copies de la carte du cadastre. Les gens étaient venus le voir, avec une douzaine d’œufs emballés dans du papier journal. « C’est pour vous monsieur le Maître… » Samedi, il y avait eu le concours de belotte ; dimanche la grand-messe… si bien que la journée de conférence pédagogique arrive à point pour lui permettre de se reposer un peu.
Louis a bien essayé de lutter contre la somnolence, mais la partie est perdue d’avance.
Alors, c’est dans un état de semi conscience que Louis est affalé sur sa chaise. Il n’écoute pas, mais il entend les mots du jeune inspecteur qui harangue la foule des enseignants.
Cet inspecteur, comme je vous l’ai dit, était vraiment très jeune.
Ça, c’est quand on parle poliment.
D’autres auraient dit qu’il sortait tout chaud du moule et selon une expression de mon village « qu’il n’était pas encore tout à fait sec derrière les oreilles » tout cela pour dire qu’il n’était pas peu fier d’être arrivé au point où il était.
Cet inspecteur-là était un grand lyrique. On l’aurait bien vu avec de longues manches dans le prétoire d’un tribunal. Il secouait tellement ses bras que l’on pouvait s’attendre à ce qu’il s’envole. Mais l’inspecteur ne s’est pas envolé. Cela aurait été une première !  Dommage.

Non, ce sont ses paroles qui prennent leur élan et qui arrivent jusque dans les oreilles de Louis.
Des paroles sensées, des paroles pleines de sagesse.
« ouvrez les fenêtres de nos écoles afin que la culture s’épanouisse sur la campagne… »
Louis, qui je vous le rappelle, somnole de plus en plus, entend les paroles du jeune inspecteur…
« ouvrez les fenêtres de nos écoles »

Alors, comme un peu à la manière d’un somnambule, Louis se lève et ouvre en grand les fenêtres de la salle de la conférence pédagogique.

Un instant, l’assemblée se raidit dans un silence émouvant, inquiétant.
Après quelques secondes qui paraissent éternelles, par les fenêtres ouvertes, s’échappe le plus grand, le plus beau, le plus franc rire que j’ai entendu…
Et rien que pour cela, en vérité je vous le dis, ne ratez pas la conférence pédagogique de l'année prochaine.

*

Nb :

toute ressemblance avec des personnes et des faits ne sauraient être de simples coïncidences.

 

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