LA CHOSE CULINAIRE2 : quand le plaisir devient une obligation

 

Analyse Part 2

Qu’est ce que l’on mange ce soir ?

 

C’est bien la phrase qui a marqué la fin de la première partie.

Apparemment, la phrase est anodine, mais je pense qu’elle est avant tout révélatrice.
Suivez mon raisonnement …
Il eut été normal de se poser la question :

Est-ce que nous mangeons ce soir ?

Cette question-là, est primordiale, dans le sens qu’elle prime sur toutes les autres. Elle est également légitime, car il est légitime d’avoir faim. Avoir faim est une « bonne maladie » qui prouve que l’on est en bonne santé ».

« Qu’est ce que l’on mange ce soir ? » est une interrogation.
On pourrait presque continuer la phrase :

– des frites, chic alors !
– quoi ! Encore des frites !
– ah bon ! Je n’ai pas tellement envie.

Ce faisant, ce n’est plus d’acte nutritionnel dont il est question, mais plutôt du plaisir que l’on en retire.
Ce n’est pas un homme affamé qui parle mais un Homme en quête de plaisir.

Dès lors, on peut franchir un pas supplémentaire, en disant que, dans nos sociétés occidentales actuelles, l’art culinaire n’a plus pour but principal de procurer de la nourriture indispensable, mais de satisfaire un besoin de plaisir.

Je suis persuadé que l’histoire de l’art culinaire a ainsi dérivé et que les hommes, qui peuvent satisfaire leur besoin de se nourrir à n’importe quel moment, sont maintenant d’avantage préoccupés par  la recherche du plaisir que celle de fournir la nourriture indispensable. J’en veux pour preuve deux constations :

L’autre jour, un ami m’avait invité dans un grand restaurant.
La discrétion veut qu’il reste anonyme.  On nous a servi une suite de plats succulents.
En sortant, mon ami m’a déclaré :

Heureusement que je n’avais pas faim !
Un peu comme si la finalité d’un repas n’était plus le besoin de nourrir.

 

Seconde preuve :

Dans les pays dans lesquels les gens ne mangent pas à leur faim, on s’encombre très peu de soucis de présentation des plats ou de recherche d’épices qui sortent de l’ordinaire.
Il convient avant tout de nourrir.

Les médias s'en mêlent

A l’heure actuelle, il est quasiment impossible d’échapper aux émissions culinaires qui se bousculent sur le petit écran. Chaque chaine se fait un devoir de participer à folie collective.
Et que montre-t-on ?

– le difficile travail des cuisiniers ? Non !
– le besoin de minutie pour la préparation des repas ? Non !
– le respect du genre humain pour les pantes et les animaux qui fournissent sa nourriture ? Non !
– la transmission des connaissances de l’alchimie culinaire ? Non !

Non et non ! On vous montre des gens qui revisitent, des gens qui déstructurent, des gens qui désorganisent avec comme seul but de surprendre, d’étonner, de démystifier.

Sous le regard bienveillant et surtout complices d’un certain nombre de personnes formant des jurys, des cuisiniers se battent en duel culinaires : la cuisine spectacle ! ‘nom d’une émission en langue allemande «  Hüchenschlacht » …  bataille culinaire.

Ce ne sont pas des émissions de réalité mais des reality show avec des prises, des reprises, des répétitions, de la mise en scène. Rien à voir avec ce qui se passe réellement dans les cuisines.

Alors quand la ménagère « lambda » tente de refaire un plat, elle rate, et incrimine son matériel, les denrées, sans même se rendre compte qu’elle ne possède pas même le B.A. BA.

Où est la grande cuisine française ?
Où sont passés des gens comme Escoffier et autres véritables maîtres ?
Ces gens-là avaient le souci de transmettre. Maintenant, on a le souci de faire de l’audience pour retenir les spectateurs afin de pouvoir vendre au meilleur prix les pages de publicité.

Une fois de plus, il faut marquer un temps d’arrêt et se poser les questions qui permettent de revenir à notre sujet principal.

Qu’est ce que l’on mange ce soir ?
 

C’est une interrogation.
Une obligation aussi.
Il FAUT préparer un repas.

 

C’est la cuisine obligatoire de tous les jours.
C’est la ménagère condamnée à être Sisyphe.
C’est également la cuisine qui commence à perdre son attrait qui fatigue.
On fait la cuisine parce qu’il le faut, sans plaisir.

Quand on est condamné à faire quelque chose sans plaisir, le corps réagit et nous pousse à essayer de le faire selon la loi du moindre effort.

On « laisse tomber » tout ce qui n’intéresse pas.
On délègue à de subalternes.
Je ne vais quand même pas perdre mon temps à écosser des petits pois. Alors on achète des petits pois déjà écossés en surgelés ou  boîte, c’est encore plus pratique car ils ont déjà subi une cuisson.
 

Petite aparté : quand j’ai dit il faut écosser les petits pois, un jour un élève m’a répondu : « il n’y a qu’à acheter des petits pois français comme ça pas besoin de les écosser ! » Comme quoi, nous ne « sommes pas encore sortis de l’auberge »

L’industrie alimentaire s’est engouffrée avec grand plaisir et grands bénéfices aussi dans les brèches grandes ouvertes.

Je dois malheureusement le constater, je suis d’une autre génération. Je n’ai jamais vu ma mère acheter la moindre pâte toute faite. Maintenant, quand je regarde autour de moi, j’ai plus vite fait de compter ceux qui savent encore faire une pâte brisée que ceux qui achètent de la pâte industrielle.

Les industriels, les financiers se frottent les mains.
Y’a bon comme disait l’homme de couleur sur la boîte de Banania. Il y a du fric à se faire, beaucoup d’argent.
Nous vous faisons gagner du temps.
Et comme le temps c’est de l’argent, nous vous faisons donc faire des économies.

Par ici vos sous, Messieurs Dames.
Y’a bon. Pour sûr !

Et lentement, inexorablement, commence à se mettre en place une spirale que je dirais infernale.

Les gens ne fabriquent plus.
Ils se savent plus fabriquer.
Leurs enfants  ne reçoivent plus l’héritage des connaissances.
Ils achèteront donc d’avantage.
Comme on ne fabrique plus, on ne connaît plus en particulier le goût des choses vraies.
C’est l’instauration du « diktat » de l’industrie.

Voici 2 petites anecdotes vécues :

Un soir, dans le self d’un lycée de cuisine, on sert un cassoulet : un véritable cassoulet.
Le lendemain, le prof se fait convoquer par le proviseur
Qu’est ce qui s’est passé hier soir au self ?
Concernant quoi ?
Votre cassoulet. Il paraît que la moitié est revenue.
Ah bon !
Il ne devait pas être très bon votre cassoulet !
Un cassoulet comme là-bas dit.
Rien à voir avec le cassoulet sur épicé que l’on tire des boîtes.
Normal : vous en connaissez beaucoup qui savent le vrai goût d’un cassoulet ?

Autre exemple : le millefeuille.

C’est quelque chose un beau millefeuille. Pour commencer, un millefeuille : c’est rond. Et toc !
Rien à voir avec les tom-pouce rectangulaires que l’on vend partout.
Le gars qui a inventé le millefeuille a choisi de faire un gâteau rond, avec 3 couches de pâte feuilletée séparées par de la crème pâtissière. De la vraie crème pâtissière préparée avec des œufs et du lait de la vraie vanille en gousse.

Les élèves :

Chef, la crème pâtissière n’a pas le même goût que celle chez….
Heureusement ! Qu’elle n’a pas le même goût car la crème de …. n’a jamais vu le moindre cul d’une poule ni le moindre pis d’une vache. Cette crème-là est faite en mélangeant dans le batteur une poudre et de l’eau.

Je me permets de vous relater un combat que j’ai mené pendant mes années d’enseignement de la cuisine classique en lycée hôtelier.

Ce lycée là, possédait une gestionnaire de choc. Faut que l‘ordre règne !
Elle avait donc décrété, non par connaissance du métier, mais pour de simples raisons d’économie, que les élèves cuisiniers n’avaient pas le droit de goûter leurs réalisations. Un point c’est tout !

Difficile de réaliser correctement une sole Bréval, quand on ne sait pas à quoi ressemble. Je me suis battu contre les moulins à vent jusqu’au jour, où je me suis retrouvé en jury de dégustation à côté d’un inspecteur chargé de réformer les examens de cuisine.
Cet inspecteur-là était « un bon client ». Il avait faim.

On nous présenta donc un potage : le fameux potage cultivateur de Planches et Sylvestre.

L’inspecteur (qui avait faim) goûta.
Il trouva le potage à son goût.
Il eut quand même la précaution de consulter les autres membres du jury.

Je trouve que ce potage est bon. Je mets 18/20

Et vous messieurs ?

Gérard B… je mets 10/20

Ah bon !
Et vous messieurs B ?

Je mets 1/20 Parce que zéro m’obligerait à faire un rapport.

Quoi !
Vous pouvez m’expliquer ?

Et bien voilà :
Le potage cultivateur est composé d’un mélange de légumes taillés en petits timbres de 5 mm de côté et aussi fin que possible. C’est là sa définition.
Le candidat vous a servi un potage avec de très gros morceaux. Vous trouvez le potage bon parce que vous avez faim. Mais le candidat est carrément hors sujet.
C’est comme si vous lui commandiez de la purée et qu’il vous serve des frites.
Mais comment les élèves apprennent à connaître les caractéristiques des plats ?
Par deux moyens : les réaliser et les goûter.

A l’époque l’affaire avait fait grand bruit.

J’ose espérer…..


Et voilà, comment lentement, inexorablement, on perd le goût. Alors pourquoi se fatiguer à vouloir nager contre le courant ?
Pourquoi s’échiner à respecter les recettes quand les clients n’apprécient plus.

Tiens, pendant que nous y sommes, une autre anecdote.

Un soir, le menu du restaurant comprenait une bisque de crabes.
Une bisque de crabes c’est bon, mais c’est du boulot.

On part de crabes encore grouillants, de légumes et pour la liaison de potage, on utilise du riz.

Nous voici donc au travail. L’heure tourne. Le coup de feu approche quand soudain, je perçois une odeur bizarre.
C’est la bisque !

Le marmiton chargé de la bisque avait fait une petite erreur. Juste une toute petite erreur. Il avait laissé le riz attacher au fond de sa gamelle. Et quand je dis attacher !!!

Immangeable !

J’appelle donc le prof de salle. Il était bien ce prof de salle. Bien, mais têtu !
Je ne veux rien savoir. Dé…brouille toi. Les clients sont venus pour la bisque…

Il est trop tard !
Et même si j’avais le temps, il faudrait des crabes. Il est 19h30 Les clients arrivent à 20 h !

Que faire ?

A côté du restaurant, il y a un self. Vu l’heure, le chef du self est en  repos. J’ai donc envoyé un élève demander au chef du self de nous prêter quelques boîtes magiques avec l’inscription : bisque de crabes. Une poudre à diluer dans un mélange d’eau et de lait. Un grand coup de cognac et c’est parti !

Les serveurs enlèvent la bisque et reviennent en cuisine.
Chef ! Les clients aimeraient un supplément.
Et c’est parti pour une seconde passe.
Chef, c’est fou ! Il y a des clients qui demandent s’il est possible d’acheter de la bisque en bouteille !

Et voilà le travail !


Chaque cours de cuisine se termine par une synthèse, petite réunion au cours de laquelle, on évoque les points forts et surtout les points faibles du repas.
Ce soir-là, j’en ai pris pour mon grade : dans le genre : nous sommes les best de la bisque…
Pourquoi se fatiguer à faire une bisque quand il suffit de diluer de la poudre dans de l’eau. ?
L’affaire est véritablement… véridique !
Elle démontre à souhait la perte de goût des choses vraies.

Et la cuisine dans tout cela ?

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