Consommation et industrie alimentaire.

En marge du métier de cuisinier.

Le moins que l’on puisse dire, c’est, qu’à l’heure actuelle, la cuisine a le vent en poupe. Un aphorisme : il n’y a qu’à voir le nombre de livres, le nombre d’émissions de radio et de télévision consacrées à l’art culinaire.
Il y a certainement une raison à tout ce tamtam médiatique :
“il y a des sous à se faire…”comme dirait mon grand-père

Moi, je suis candide. Je croyais que tout ce battage médiatique avait pour but de transmettre des connaissances.
Que nenni !
Je ne dis pas que dans le lot, il n’y ait pas quelques exceptions, et il m’arrive parfois d’écouter une ménagère qui a pris la peine d’appeler un standard radio pour expliquer ses petits coups de mains issus de l’expérience quotidienne.
Mais les grandes émissions ?
Du cinéma, rien que du cinéma ! On classe d’ailleurs ces émissions sous le titre de télé réalité. C’est tout dire.
L’autre jour, je me suis endormi devant la télévision.
C’est dire si l’émission était intéressante ! Vous savez ce que c’est : on regarde sans voir, on entend sans écouter et puis rideau : un bon dodo.
C’est une voix inconnue qui m’a tiré de mon somme.

On avait donné la parole à une diététicienne américaine. La dame parlait du haut de ses 80 ans et j’ai ressenti comme un grand malaise, un grand désarroi.

La dame en question, médecin de son état, se retournait sur une vie consacrée à la diététique.
Elle disait :

« Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous sommes entrés dans l’ère de nourriture industrielle. J’étais jeune médecin et, à l’époque, j’avais beaucoup de mal à interdire aux adultes les aliments dont on abreuvait les jeunes générations.
Pas étonnant que maintenant, des années plus tard, nous récoltions les fruits de ce que nous avons semé. Jamais encore, le nombre de diabétiques, de gens en surpoids, d’allergiques, de gens avec des problèmes cardiovasculaires n’a été si élevé. »

En écoutant ces paroles, j’ai bien été obligé d’évoquer quelques images de notre dernier séjour aux Etats Unis. Je me suis souvenu en particulier de ce groupe de jeunes femmes attablées à Las Vegas.

3 jeunes femmes : 6 chaises !
Oui, j’exagère certainement !

Mais il est vrai que les jeunes femmes tenaient à peine chacune sur une seule chaise. J’évoque aussi les distributeurs de boissons en libre service avec des gobelets immenses.
Je me souviens que dans le restaurant d’un grand casino de Las Vegas, le buffet des entrées mesurait plus de 60 m linéaires et que les buffets des plats de résistance se faisaient concurrence.

De quoi y perdre son latin.
Son appétit aussi.
Trop c’est trop !

Mais les souvenirs se plaisent à sauter des années et je me rappelle aussi, une période de ma vie, où j’ai travaillé en collectivité. Je me souviens, qu’à cette époque-là, j’avais découvert une notion qui a marqué ma vie.
Cuisiner un lapin, un simple lapin, est une tâche respectable.
Cuisiner maintenant 100 lapins, voir plus… et vous vous rendrez compte que la multitude nuit à la valeur symbolique d’un produit.
C’est comme celui qui aperçoit pour la première fois de sa vie une baleine : elle est trop grande !

Qui sait ? C’est peut-être la rareté qui confère la valeur.
Prenez un exemple :

Demain, on découvre une source inépuisable de truffes. Il y en a à volonté. Il suffit de se baisser.
La réaction ne se fait pas attendre : les prix vont baisser.

Au-delà de la notion de produit, nous abordons par ce biais, une tout autre notion, celle de respect.
Et dans mon esprit passe comme un flash : je revois les gestes de mon ancien boucher de quartier quand il découpait, je dirais presque solennellement, un steak. C’est comme s’il vous offrait un morceau de sa propre chair. Comme s’il vous faisait l’honneur de vous vendre un morceau de la bête qu’il avait tuée et préparée pour vous.

Maintenant, la viande vous attend, bien sagement mise sous barquettes. Une viande posée sur un morceau de papier absorbant, pour ne pas vous rappeler qu’il s’agit d’un animal qui se donne à vous en nourriture.
Maintenant, on fait tout pour « désanimaliser » la viande.
Et à l’instar des poissons carrés, nos enfants seront tentés d’ici quelques années, d’affirmer que le lait se fabrique dans une usine et que la viande est fabriquée dans l’usine tout juste à côté.

Le temps a fait son œuvre.
Mais permettez-moi de me poser la question du sens de cette évolution.

Je vais me risquer à faire une analyse. Elle ne m’attirera peut-être pas  que des sympathies, mais elle aura au moins le mérite d’avoir été faite et de donner un éclairage particulier.

La vérité n’est pas une, elle est multiple et comme le dit si bien un adage :

Il faut faire le tour de la question.

Il me semble que les événements qui ont profondément marqué la seconde guerre mondiale, ont provoqué une grande prise de conscience.

Jusque là, l’humanité étaient divisée en deux parties distinctes :

d’un côté, les femmes
de l’autre, les hommes.

Cette division, qui nous vient du fonds des âges est, me paraît-il, basée sur la notion de «  force ».

On accepte couramment que les travaux de force, sont de préférence, réservés à la gente masculine. Que ce soit, la chasse, la défense, la construction, les travaux de culture, la métallurgie… on trouve des hommes.
Or, notre monde a connu des guerres mondiales.
Les hommes mobilisés s’occupaient à s’entretuer.
En l’absence des hommes, ce sont les femmes qui se mirent au travail pour compenser l’absence des hommes. Ce sont les femmes qui assuraient le quotidien.

Une première fois en 1914/18, une seconde fois en 1939/45…
Nul doute que la pénibilité des travaux provoqua des réflexions, dont les buts étaient de faciliter le travail. Le travail des femmes s’entend-il.
Les usines furent équipées de machines de plus en plus automatisées, et dans les champs, les tracteurs remplacèrent la traction animale…

Les femmes occupèrent la place des hommes et il semble tout à fait logique, qu’après la fin de la guerre, elles prirent conscience d’une place qu’elles se mirent à revendiquer.
Les premiers mouvements féministes trouvent leur origine dans cette prise de conscience.

Qui dit prise de conscience, dit également refus d’un certain nombre de faits qui n’avaient pas été mis en question jusque-là.

Pourquoi, les femmes seraient assujetties aux tâches ménagères ?
Pour répondre aux nouveaux « besoins », l’industrie se mit donc à fabriquer des appareils ménagers : machine à laver, réfrigérateur, four, microondes, mixer, aspirateur.
Toutes ces inventions ont pour but une certainement libération de la femme. Légitime, il est vrai.

Pour faire court : la femme quitta donc sa cuisine pour aller au bureau. Non seulement elle rapportait un salaire, mais elle acquit une autonomie financière qui lui permettait une certainement indépendance par rapport à son conjoint. On pouvait désormais envisager plus facilement les problèmes du divorce.
De plus, la femme donnait du travail à l’industrie tout en augmentant (et cela n’a pas été compris dès le départ) le nombre des contribuables.
Gagnant sur toute la ligne ! Mais qui ?
De plus, une femme qui travaille ne prépare plus les repas… et la porte vers l’industrie alimentaire est désormais grande ouverte.

Malheureusement toute médaille a son ou ses revers.

En travaillant, les femmes occupèrent des emplois et le chômage augmenta.
En travaillant, les femmes furent moins disponibles pour l‘éducation des enfants et la transmission des connaissances mère – enfant commença à diminuer avant de devenir chose rare.

Je pense que les facteurs que je viens de souligner ne sont pas étrangers à notre situation actuelle. Cela ne nous donne pas pour autant de solutions pour l’avenir.

Le reste n’est finalement qu’un enchaînement logique de causes à effets.
Désormais, il y a de plus en plus de femmes qui travaillent.
Par la force des choses, les membres de la famille prennent une  grande partie de leur repas hors du foyer.
Les femmes consacrent donc moins de temps à la cuisine.
On admet que le temps passé en cuisine, qui dépassait les deux heures il y a un siècle, est maintenant réduit à 30 minutes. Finis les plats mijotés longuement, adieu les légumes frais qui exigent du temps ; on se tourne de plus en plus souvent vers les plats cuisinés proposés par l’industrie. Et même si ces plats sont confectionnés avec soin, il n’en reste pas moins que nous autres restaurateurs, constatons un glissement du goût de la clientèle vers des plats à la fois plus salés et plus épicés comme ceux proposés par l’industriel alimentaire.
Ceci entraine d’autres conséquences sur le plan de la santé. Nous sommes passés en quelques décennies pour la fabrication du pain, à une augmentation de la quantité de sel de 20 g/kg de farine à presque 30g/kg.

Autres conséquences importantes : il y a rupture de la chaine de transmission des connaissances. La jeune fille ne voit plus sa maman en cuisine. De ce fait, elle ne peut recueillir les coups de mains, et les savoir faire. Cette jeune fille ne saura donc pas, ce qui la conduira à s’adresser encore d’avantage à l’industrie alimentaire. Cercle vicieux bien sûr.
La rupture avec la tradition se concrétise par la naissance d’une certaine nostalgie déjà évoquée plus haut. L’industrie alimentaire s’en est bien rendu compte et exploite le filon, quand elle s’est mise à produire des plats teintés de nostalgie : façon grand-mère ou comme autrefois.

Les conséquences de la consommation presque exclusive de la cuisine industrielle ont des répercussions sur la santé, mais il y a d’autres répercutions disons inattendues.

Aussi longtemps que la cuisine était considérée comme une astreinte quotidienne, elle était une obligation. C’était ce que je me permets d’appeler la cuisine par obligation.
Maintenant, la cuisine est de plus en plus considérée comme un hobby, comme une activité plaisante ce qui peut expliquer l’élan dont elle bénéficie actuellement.

Le sujet est loin d’être clos et j’aimerais encore évoquer d’autres conséquences dramatiques.

Parallèlement à l’avènement de la cuisine industrielle, on assista à la naissance des premiers supermarchés. Je me souviens du grand étonnement d’une certainement clientèle lors de l’ouverture des magasins sans vendeuses, des magasins dans lesquels les clients se servaient eux-mêmes.
Ce  fut l’apparition des rayons fruits et légumes avec leurs montagnes de denrées.
Comment les clients choisissaient-ils ?
Sur la seule apparence. Et l’on avait grand soin de soigner cette apparence par un calibrage à outrance. Tous les fruits sortant des normes, sont mis au rebus.

La conséquence logique, fut un changement d’attitude des producteurs. Ils se mirent à produire des denrées dont la principale qualité était la présentation au détriment du goût. Cela provoqua un recentrage autour de quelques variétés au détriment de la diversité. On comptait plus de 300 espèces de pommes de terre. Allez compter leur nombre aujourd’hui !

Les producteurs devinrent en quelques sortes entièrement dépendant des grandes industries alimentaires qui leur faisaient subir leurs « diktats  sur le choix des espèces intéressantes et rentables. La qualité, le goût, tout ce que l’on désigne par qualités organoleptiques, passent au second plan.

Il faudrait que nos sociétés actuelles prennent conscience de leur appauvrissement réel et qu’elles ne continuent pas à se bercer d’illusions dans le seul but d’enrichir certains secteurs d’activité.

Les perspectives d’avenir ne sont pas roses, car d’autres facteurs, comme le réchauffement climatique viennent aggraver la situation. La solution ne peut se situer qu’au niveau d’une prise de conscience de l’humanité entière car le stade des solutions individuelles est dépassé.

Pour pasticher un phrase d’un politicien, ancien ministre, je dirais :

Notre millénaire sera humain, ou ne sera pas.

A force de déshumaniser, on finit pas déresponsabiliser, à démobiliser aussi.
Ce nest plus notre problème, c’est le problème des autres, le problème de l’humanité.
Mais, ne sommes nous pas justement l’humanité ?

Beaucoup d’années sont passées. On a tout fait pour transformer l’Homme en consommateur.

Tais-toi et mange !

et surtout ne réfléchis pas.
Tu m’empêches de faire des affaires!