Conscience du temps

Salle d’attente : une pièce meublée avec quelques chaises, une petite table centrale avec une pile de magazines qui attendent le lecteur.

Derrière la porte capitonnée, on entend des voix. Mais on ne comprend pas les mots. Normal : c’est le rôle de la porte capitonnée.

Bruit de chaises ; bruits de pas.
Le notaire pousse la porte :

"Bonjour Madame, bonjour Monsieur. Je vous invite à me suivre.
Veuillez prendre place s’il vous plaît."

A première vue, le couple qui vient de s’asseoir n’est pas des plus jeunes. Mais de là…

Lui, est vêtu à l’ancienne : chemise blanche, nœud papillon, pantalon avec des plis impeccables. Elle, est tout en dentelles : corsage couleur ivoire, tailleur noir, les cheveux réunis en chignon blanc.

On les dirait sortis d’une carte postale d’autrefois…

« Que puis-je pour vous ? » interroge le notaire.
C’est lui qui répond, non sans avoir jeté un coup d’œil à son épouse : " c’est un peu délicat !
-vous savez, quand on vient voir le notaire c’est rarement pour     une chose anodine.
– oui, mais là, c’est quand même un peu délicat.
– vous savez Monsieur, que le notaire est avec le médecin et le curé tenu au secret. N’ayez crainte, vos paroles ne sortiront pas de cette pièce. Alors, que puis-je pour vous ? Quel est l’objet de votre démarche ?

Après un moment de silence, l’homme poursuit :

"Voilà, Maître, nous sommes venus vous voir parce que nous avons décidé de divorcer ! "

Le notaire a du mal à retenir un geste que nous aurions qualifié d’inapproprié, voire même de déplacé.

Et pendant qu’il reprend donc son self contrôle, l’homme poursuit :

« Voilà Maître, nous ne nous supportons plus. Cela fait longtemps que nous vivons ensemble, alors vous savez, nous connaissons chaque mot, chaque geste ; chaque réaction. Il est très difficile de vivre quand on a que des habitudes, comme des ornières dans lesquelles on retombe immanquablement. »

Pendant que le mari parle, la femme a baissé la tête. Elle écoute, sachant d’avance qu’il avait toujours raison. Derrière ses paupières clauses, elle revoie leur vie, les premières années difficiles quand il fallait tirer le diable par la queue,

Elle revoie la naissance des enfants, un garçon et une fille. Elle se souvient des années de privation quand on a construit la maison. Elle se souvient aussi des rêves jamais réalisés, de ce voyage qu’elle avait tant espéré.

C’est la voix du notaire qui l’a remet dans le présent.

« Excusez-moi, j’ai un peu de mal à comprendre. Vous avez passé de nombreuses années ensemble. Vous avez parcouru la Vie comme deux personnes qui suivent le même chemin. Alors pourquoi ?

C’est lui qui répond :

«  Maître, tout cela n’est en réalité qu’apparences. Nous donnons l’image de deux êtres qui cheminent côte à côte. En réalité, nos chemins sont parallèles. Il y a bien longtemps que la distance qui sépare nos routes est devenue infranchissable.

Le notaire passe la main dans ses cheveux : c’est signe qu’il a du mal à comprendre.
«  Mais pourquoi vous y prendre si tard ?
Permettez moi de vous demander vos âges :

Madame se redresse fière de pouvoir déclarer : je vais sur mes 93 ans et mon mari est plus âgé que moi.

Mais pourquoi avoir attendu tout ce temps ? »

Après un temps de silence :

"C’est parce que nous voulions attendre que les enfants soient enterrés pour ne pas leur faire de peine."

……………….
……………….

On vit toujours, comme si on avait toute la Vie devant soi.
Qui sait ? C’est peut être cette inconscience qui nous permet de supporter le temps qui passe régulièrement inéluctablement.

Parfois, les soirs de Saint Sylvestre, la télévision affiche un compteur qui décompte les derniers moments de l’année. Imaginez que dame Nature vous ait équipé d’un tel compteur et que vous ayez, à chaque instant, la conscience du temps qui vous reste à vivre.

Ce qui paraît très loin devient de plus en plus près, de plus en plus probable, de plus en plus normal, de plus en plus inéluctable aussi.

Ne vaut-il pas mieux continuer à avancer en aveugle et l’incertitude de la fin n’est-elle pas en finalement ce qui nous permet de continuer ?

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